Le passage secret débouchait directement dans les sous-sols de la bibliothèque, là où sa mère Claire entreposait les livres anciens. Mattéo émergea discrètement entre deux étagères poussiéreuses, Minette sur ses talons. L’air sentait le papier vieilli et l’encre séchée.
Au-dessus, il entendait des voix. Sa mère parlait avec quelqu’un, mais le ton semblait tendu. Mattéo grimpa silencieusement l’escalier de service et entrebâilla la porte qui donnait sur la salle principale.
Le Professeur Perfectus était là, installant un énorme Extracteur de Magie au centre de la bibliothèque. L’appareil ressemblait à un télescope inversé surmonté d’antennes métalliques qui crépitaient d’électricité bleue. Déjà, les livres sur les étagères les plus proches commençaient à perdre leurs couleurs.
« Madame la bibliothécaire, » disait le professeur d’une voix faussement polie, « vous devriez être reconnaissante. Bientôt, tous ces livres seront parfaits : plus d’erreurs, plus d’approximations, plus de contradictions. La connaissance pure, enfin ! »
Claire se tenait droite devant lui, ses yeux brillant de colère contenue. « Professeur, ces livres contiennent l’histoire de la pensée humaine, avec ses tâtonnements et ses découvertes. Vous ne pouvez pas les ‘corriger’ comme s’il s’agissait d’exercices d’école ! »
« Détrompez-vous ! » Le professeur ajusta ses lunettes. « L’erreur est un cancer qui ronge la société. J’ai consacré ma vie à l’éradiquer. »
Mattéo observait la scène, ses trois plumes vibrant dans ses poches. La Plume de l’Observation lui permettait de voir des détails que les autres ne remarquaient pas, la Plume de la Question lui soufflait les bonnes interrogations, et la Plume de l’Exploration lui donnait envie de creuser plus profond.
Et c’est là qu’il remarqua quelque chose d’étrange : malgré son discours sur la perfection, le Professeur Perfectus portait une montre qui retardait de trois minutes. Sa cravate était légèrement de travers. Et surtout, ses mains tremblaient imperceptiblement quand il manipulait l’Extracteur.
« Pourquoi sa montre retarde-t-elle ? » se demanda Mattéo. « Pourquoi quelqu’un d’obsédé par la perfection accepterait-il ces petites imperfections ? »
Soudain, l’Extracteur émit un bourdonnement plus fort. Les livres de poésie commencèrent à se vider de leurs métaphores, ne gardant que des descriptions factuelles. Les romans d’aventures perdaient leurs rebondissements inattendus. Les livres de sciences voyaient disparaître toutes les théories qui avaient été dépassées, même celles qui avaient mené aux découvertes actuelles.
« Non ! » s’écria Claire en se précipitant vers l’appareil.
Le professeur l’arrêta d’un geste. « N’y touchez pas ! Cet appareil est calibré à la perfection. La moindre interférence pourrait… »
Il s’arrêta net, réalisant ce qu’il venait de dire. Mattéo vit une expression de panique traverser son visage.
« Pourrait quoi ? » demanda Claire, soupçonneuse.
« Rien ! » répondit trop vite le professeur. « Rien du tout ! »
Mais Mattéo avait compris. Grâce à ses plumes, il voyait maintenant la vérité : le Professeur Perfectus avait peur. Peur que son propre appareil ne fonctionne pas parfaitement. Peur de commettre une erreur en l’utilisant.
C’est alors que Minette fit quelque chose d’inattendu. Elle bondit hors de leur cachette et courut directement vers l’Extracteur. Sans réfléchir, Mattéo la suivit.
« Minette, non ! » cria-t-il en surgissant dans la salle.
Le Professeur Perfectus se retourna, ses yeux s’écarquillant de surprise. « Toi ! L’enfant aux plumes ! »
Mais Minette avait déjà sauté sur l’Extracteur et commencé à jouer avec les fils électriques, comme seuls savent le faire les chats. Des étincelles jaillirent, et l’appareil se mit à émettre des sons inquiétants.
« Non, non, NON ! » hurla le professeur en se précipitant vers sa machine. « Elle va tout gâcher ! »
Il essaya d’attraper Minette, mais dans sa panique, il trébucha et heurta accidentellement un bouton. L’Extracteur se mit à tourner sur lui-même, aspirant non plus la magie des livres, mais quelque chose d’autre.
Soudain, des images apparurent dans l’air, comme des souvenirs projetés. Mattéo vit un jeune homme aux cheveux bruns, beaucoup plus jeune que le professeur actuel, debout devant une assemblée de savants. Il tenait un parchemin et souriait avec nervosité.
« Mesdames et messieurs, » disait le jeune homme dans la vision, « j’ai découvert une nouvelle formule qui permettra de transformer le plomb en or ! »
Il commença à réciter sa formule, mais à mi-chemin, il bafouilla. « Non, attendez… deux parts de soufre, pas trois… ou était-ce quatre ? »
L’assemblée commença à murmurer. Quelqu’un rit. Puis d’autres. Bientôt, toute la salle riait du jeune savant qui rougissait de honte.
« Vous voyez ? » criait un vieil homme à barbe blanche. « Voilà ce qui arrive quand on ne vérifie pas ses calculs ! Cet étudiant n’est qu’un rêveur ! »
Le jeune homme – qui était évidemment le Professeur Perfectus dans sa jeunesse – quitta la salle en courant, les joues ruisselantes de larmes.
La vision changea. Le même jeune homme, seul dans son laboratoire, détruisait rageusement tous ses parchemins. « Plus jamais ! » criait-il. « Plus jamais je ne me tromperai ! Plus jamais on ne rira de moi ! »
Puis d’autres images défilèrent : le jeune homme construisant sa première machine anti-erreur, puis une deuxième, puis une troisième. Chaque appareil était plus complexe que le précédent. Et à chaque fois, son sourire se fanait un peu plus.
La dernière image montrait le professeur actuel, seul dans son bureau, entouré de machines parfaites mais froides. Il regardait par la fenêtre des enfants qui jouaient dehors, qui riaient, qui faisaient des erreurs et recommençaient. Son visage exprimait une tristesse profonde.
« Vous voyez maintenant ! » dit Mattéo, trouvant enfin le courage de parler fort. « Vous n’avez pas peur des erreurs des autres ! Vous avez peur des vôtres ! »
Le professeur se figea. L’Extracteur continuait à projeter ses souvenirs, révélant sa solitude, sa peur, sa tristesse.
« Tais-toi ! » cria-t-il. « Tu ne comprends rien ! L’erreur fait mal ! L’erreur humilie ! L’erreur détruit ! »
« Non ! » répliqua Mattéo, ses trois plumes brillant dans ses poches. « L’erreur apprend ! Cette formule que vous aviez ratée, elle était peut-être la bonne, mais pour autre chose ! Et même si elle était complètement fausse, elle vous a appris à mieux chercher ! »
Il s’approcha du professeur, n’ayant plus peur. « Vous savez ce que m’a dit le Professeur Ratage ? Que vous étiez son meilleur ami. Que vous découvriez ensemble. Que vous riez ensemble de vos erreurs ! »
Le professeur blêmit. « Ratage… il vous a parlé de… ? »
« Il m’a dit que vous aviez oublié que l’erreur et la découverte sont sœurs jumelles. Regardez ! » Mattéo pointa vers les livres de la bibliothèque. « Tous ces livres contiennent des erreurs ! Des théories dépassées, des faits incorrects, des histoires qui ne se sont jamais passées ! Mais c’est exactement ça qui les rend précieux ! »
Il prit un livre au hasard. « Ce livre d’astronomie dit que la Terre est au centre de l’univers. C’est faux ! Mais sans cette erreur, on n’aurait jamais cherché à comprendre le vrai mouvement des planètes ! »
Il en prit un autre. « Ce livre de médecine parle de théories qu’on sait maintenant incorrectes. Mais sans ces ‘erreurs’, on n’aurait jamais développé la médecine moderne ! »
Le professeur regardait les livres avec une expression nouvelle, comme s’il les voyait pour la première fois.
« Et vous savez quoi ? » continua Mattéo, sentant la confiance grandir en lui. « Même vos Extracteurs de Magie, c’est une erreur ! Parce qu’ils ne peuvent pas extraire la vraie magie des livres : celle qui fait rêver, qui fait poser des questions, qui pousse à explorer ! »
L’Extracteur émit soudain un bruit strident et se mit à trembler violemment. Des voyants rouges clignotaient partout sur la machine.
« Il va exploser ! » cria Claire.
Le Professeur Perfectus regarda son appareil avec horreur. « Non ! Il est parfait ! Il ne peut pas avoir de défaut ! »
Mais l’Extracteur continuait à vibrer dangereusement. Mattéo comprit que le professeur était paralysé par la peur de voir sa création parfaite échouer.
« Professeur ! » cria-t-il. « Il faut l’arrêter ! Peu importe si vous vous trompez ! Il faut essayer ! »
Le professeur le regarda, puis regarda la machine, puis les livres autour d’eux qui commençaient à perdre leur magie.
Et pour la première fois depuis des années, le Professeur Perfectus prit le risque de faire une erreur.
Il plongea vers l’Extracteur et commença à appuyer sur tous les boutons, sans réfléchir, acceptant de ne pas savoir lequel était le bon.
L’appareil émit un dernier bruit, puis s’éteignit complètement.
Le silence retomba sur la bibliothèque. Lentement, les couleurs revinrent dans les livres. Les mots retrouvèrent leur magie.
Le professeur était à genoux près de sa machine brisée, les épaules secouées de sanglots.
« J’ai eu si peur, » murmura-t-il. « Si peur de me tromper encore. Si peur qu’on rie de moi. »
Mattéo s’approcha doucement et posa une main sur son épaule. « Vous savez quoi ? Moi aussi, j’ai peur de me tromper. Mais j’ai appris quelque chose : les erreurs ne nous rendent pas ridicules. Elles nous rendent humains. »
Le professeur leva vers lui des yeux rougis. « Comment peux-tu me pardonner ? J’ai failli détruire toute la magie de la ville ! »
« Parce que, » dit Mattéo avec un sourire, « votre plus grande erreur vient de sauver la bibliothèque. Si vous n’aviez pas eu peur et cassé votre machine, elle aurait continué à aspirer la magie. Parfois, les erreurs nous sauvent. »
Soudain, une lumière dorée emplit la salle. Quatre plumes apparurent dans l’air, tournoyant gracieusement : la Plume de l’Erreur (rouge comme la honte transformée en apprentissage), la Plume de la Persévérance (orange comme la détermination), la Plume de la Révision (violette comme la sagesse qui accepte de changer d’avis), et enfin, la Plume de la Sagesse (blanche comme la paix intérieure).
Elles se posèrent délicatement dans les mains de Mattéo.
« Mais comment… ? » commença-t-il.
« Tu as fait quelque chose de plus difficile que de résoudre des énigmes, » dit une voix familière.
Le Grand Hibou se matérialisa au centre de la salle, ses yeux dorés brillant de fierté. « Tu as aidé quelqu’un d’autre à surmonter ses peurs. Tu as montré que la vraie sagesse consiste à accepter nos imperfections et à en apprendre. »
Le professeur regardait le hibou avec émerveillement. « Vous… vous existez vraiment ? »
« J’existe tant qu’il y a des gens pour croire que la connaissance est un voyage, pas une destination, » répondit le Grand Hibou. « Et vous, Professeur Perfectus, acceptez-vous de reprendre ce voyage ? »
Le professeur regarda autour de lui : Mattéo qui lui souriait avec bienveillance, Claire qui rangeait délicatement les livres sauvés, Minette qui ronronnait sur une pile de manuscrits anciens.
« Je… j’aimerais essayer, » dit-il doucement. « Même si je risque de me tromper. »
« Surtout si vous risquez de vous tromper, » corrigea le Grand Hibou avec un clin d’œil.
Mattéo tenait maintenant les sept plumes d’Oracle. Il se sentait différent, plus fort, plus confiant. Il n’avait plus peur de parler, plus peur de se tromper.
Mais l’aventure n’était pas terminée. Car maintenant qu’il possédait toutes les plumes, il devait accomplir la tâche la plus difficile : les réunir pour restaurer définitivement la magie de la bibliothèque et s’assurer qu’elle ne soit plus jamais menacée.
Et pour cela, il allait devoir faire quelque chose qui lui faisait encore un peu peur : parler devant tout le monde et partager ce qu’il avait appris.
Mais cette fois, il était prêt.
— ⭐ —
L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 107