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L’aube se levait sur la Jungle Émeraude, baignant les feuilles d’une douce lumière dorée. Julie était assise en tailleur sur une large pierre plate près d’un petit ruisseau qui serpentait à travers la clairière de l’Arbre-Mère. Ses cheveux blonds captaient les premiers rayons du soleil, faisant ressortir ses taches de rousseur sur son visage concentré.
Face à elle, Noko se tenait debout, son bâton lumineux planté dans le sol à ses côtés. La tunique du jeune garçon semblait absorber la lumière du matin, la transformant en motifs scintillants qui dansaient sur le tissu.
« Ferme les yeux, Julie, » dit-il d’une voix calme mais ferme. « Respire profondément et écoute la jungle. »
Julie obéit, fermant ses paupières et inspirant l’air humide et parfumé. Au début, elle n’entendait que les sons évidents – le gazouillis des oiseaux, le clapotis de l’eau, le bruissement des feuilles sous la brise. Mais progressivement, comme Noko le lui avait appris, elle commença à percevoir autre chose.
« Je… je crois que j’entends la sève monter dans l’Arbre-Mère, » murmura-t-elle, surprise. « C’est comme… une musique très douce. »
Noko sourit. « Bien. Maintenant, tends tes mains vers le sol et essaie de sentir l’énergie de la terre. »
Julie posa ses paumes sur la pierre chauffée par le soleil. Elle se concentra, cherchant cette sensation que Noko avait décrite comme « le battement de cœur de la jungle ». Pendant un instant, elle ne sentit rien, puis soudain – une pulsation légère, comme un courant électrique très doux qui montait du sol vers ses doigts.
« Je le sens! » s’exclama-t-elle en ouvrant les yeux, excitée.
« Parfait, » acquiesça Noko. « C’est l’énergie vitale qui circule dans tout être vivant ici. Les Verdoyants comme toi peuvent non seulement la sentir, mais aussi l’amplifier et la diriger. »
Choupette, qui s’était prélassée au soleil non loin, s’étira paresseusement avant de s’approcher d’un bond gracieux. Son pelage roux brillait comme du feu sous la lumière matinale.
« Tu apprends vite, petite Julie, » ronronna-t-elle en se frottant contre la jambe de la fillette.
« Pas assez vite, » soupira Julie. « Ça fait trois jours que nous nous entraînons, et je n’arrive toujours pas à faire reverdir plus qu’une petite plante. »
Noko s’accroupit pour être à sa hauteur, ses yeux sombres et sérieux rencontrant ceux de Julie. « La patience est aussi importante que le pouvoir, Julie. N’oublie pas que Brumaléo puise sa force dans ton impatience et ton désespoir. »
Julie hocha la tête, essayant de repousser la frustration qui montait en elle. Depuis leur première confrontation avec Brumaléo, elle avait commencé son apprentissage avec Noko. Sylviane lui avait expliqué que le jeune Luminescent était l’un des meilleurs guides pour les nouveaux Verdoyants, car la lumière et la vie étaient des énergies complémentaires.
Martin émergea de l’Arbre-Mère, portant ce qui ressemblait à un petit sac tissé de feuilles. Durant ces trois jours, Julie avait découvert que son frère venait régulièrement dans la Jungle Émeraude depuis plusieurs mois, servant de messager entre différentes communautés cachées dans la forêt. C’était un Martin qu’elle ne connaissait pas – responsable, courageux, profondément impliqué dans la protection de ce monde.
« Petit déjeuner, » annonça-t-il en ouvrant le sac, révélant des fruits colorés que Julie n’avait jamais vus dans son monde. « Sylviane dit que les baies bleues sont particulièrement bonnes pour renforcer l’énergie des Verdoyants. »
Julie prit une baie bleu foncé, de la taille d’une grosse mûre, et la goûta prudemment. Une explosion de saveur sucrée et acidulée envahit sa bouche.
« C’est délicieux! » s’exclama-t-elle.
« Bien sûr que c’est délicieux, » dit une voix familière derrière eux. « Les meilleures choses dans la vie sont souvent celles qui poussent naturellement, sans intervention. »
Sylviane s’avança dans la clairière, sa robe de feuilles et de pétales ondulant autour d’elle comme si elle était caressée par une brise invisible. Elle ressemblait tellement à sa mère, et pourtant, elle était si différente – plus sauvage, plus connectée à la nature d’une façon que Julie commençait seulement à comprendre.
« Comment avance l’entraînement? » demanda Sylviane en s’asseyant gracieusement sur une racine qui émergeait du sol.
« Julie progresse, » répondit Noko. « Elle commence à sentir l’énergie de la jungle. »
« Mais je n’arrive toujours pas à faire grand-chose avec, » ajouta Julie, baissant les yeux. « Et pendant ce temps, Brumaléo continue de détruire des parties de la jungle. »
Sylviane hocha lentement la tête, son visage exprimant à la fois de la compassion et de la détermination. « C’est vrai. Mais aujourd’hui, nous allons tenter quelque chose de différent. Il est temps que tu découvres l’histoire de Brumaléo. »
« Son histoire? » Julie leva les yeux, curieuse.
« Oui. Car comprendre ton adversaire est parfois aussi important que développer ton propre pouvoir. » Sylviane se leva et fit signe à Julie de la suivre. « Viens. Il y a un endroit spécial que je veux te montrer. »
Ils marchèrent pendant près d’une heure, s’enfonçant dans une partie de la jungle que Julie n’avait pas encore explorée. Les arbres ici semblaient plus anciens, leurs troncs plus larges et noueux, leurs branches formant une canopée si dense que seuls quelques rayons de soleil parvenaient à percer jusqu’au sol.
« Où allons-nous? » demanda finalement Julie, légèrement essoufflée.
« Au Cœur Ancien, » répondit Sylviane. « C’est la partie la plus ancienne de la Jungle Émeraude, celle qui existe depuis le tout début. »
Martin, qui marchait derrière elles avec Noko et Choupette, émit un sifflement impressionné. « Je n’ai jamais été aussi loin. Les Anciens disent que peu de gens sont autorisés à visiter le Cœur. »
« C’est exact, » confirma Sylviane. « Mais Julie a besoin de voir. »
Ils arrivèrent finalement dans une clairière circulaire parfaite, entourée d’arbres si immenses que Julie dut se pencher en arrière pour apercevoir leurs sommets. Au centre se trouvait un petit étang d’eau cristalline, si claire qu’on pouvait voir jusqu’au fond où brillaient des pierres de toutes les couleurs.
« C’est magnifique, » murmura Julie, émerveillée.
« C’est l’Étang des Mémoires, » expliqua Sylviane. « Il contient les souvenirs de la jungle depuis sa création. Et c’est ici que tu pourras voir qui était Brumaléo avant. »
« Avant? » Julie fronça les sourcils. « Avant quoi? »
« Avant qu’il ne devienne l’esprit du désespoir écologique, » dit doucement Sylviane.
Elle guida Julie jusqu’au bord de l’étang et lui fit signe de s’agenouiller. « Regarde dans l’eau et pense à Brumaléo. L’étang te montrera ce que tu as besoin de voir. »
Julie s’agenouilla, ses genoux s’enfonçant légèrement dans la mousse douce qui bordait l’étang. Elle se pencha en avant, fixant la surface parfaitement lisse de l’eau. Elle pensa à Brumaléo – sa forme brumeuse, ses yeux rouges, sa voix crépitante qui parlait de désespoir et de fin inévitable.
L’eau commença à miroiter, puis à tourbillonner légèrement. Les couleurs se mélangèrent avant de former une image claire, comme un film qui se déroulait sous ses yeux.
Julie vit une créature magnifique, faite de lumière verte et de brume argentée, qui dansait entre les arbres d’une forêt luxuriante. Ses yeux n’étaient pas rouges mais d’un vert éclatant, et quand il passait, les plantes semblaient s’épanouir davantage, les fleurs s’ouvraient plus largement, les fruits devenaient plus juteux.
« C’est… c’est Brumaléo? » chuchota Julie, incrédule.
« Oui, » confirma Sylviane. « Il était l’Esprit de la Vitalité Forestière, un protecteur de la jungle, un gardien de sa croissance et de sa prospérité. »
L’image changea. Julie vit maintenant des machines qui entraient dans la forêt – bulldozers, tronçonneuses, camions. Elle vit des arbres tomber, des animaux fuir, et la forme lumineuse de Brumaléo qui s’agitait, impuissante, face à cette destruction.
« Que se passe-t-il? » demanda Julie, bien qu’elle commençât à comprendre.
« C’est ce qui s’est passé dans ton monde, » expliqua Noko, qui s’était agenouillé à côté d’elle. « La déforestation. Brumaléo était lié à une partie spécifique de la forêt amazonienne, une zone protégée qui a été illégalement déboisée il y a quelques années. »
L’image changea à nouveau. Brumaléo, de plus en plus faible à mesure que sa forêt disparaissait, commença à absorber la fumée des incendies, la pollution des machines, comme s’il essayait désespérément de protéger ce qu’il restait de son habitat. Mais en faisant cela, il se transformait – sa lumière verte s’assombrissait, sa brume argentée devenait noire, ses yeux perdaient leur éclat pour devenir ce rouge terne que Julie connaissait.
« Il essayait de sauver sa forêt, » murmura Julie, sentant des larmes monter à ses yeux. « Il a absorbé toute cette pollution pour l’empêcher de nuire davantage. »
« Oui, » dit doucement Sylviane. « Mais en faisant cela, il s’est empoisonné lui-même. La douleur et le désespoir l’ont transformé en ce qu’il est maintenant – un être qui ne croit plus en la possibilité de guérison, qui ne voit que la destruction inévitable. »
L’eau de l’étang redevint claire, reflétant à nouveau le ciel au-dessus d’eux. Julie resta silencieuse un long moment, digérant ce qu’elle venait de voir.
« Alors… Brumaléo n’est pas vraiment méchant? » demanda-t-elle finalement. « Il est juste… triste? Et en colère? »
« C’est plus compliqué que cela, » dit Noko. « Ce qu’il est devenu est véritablement dangereux. Son désespoir est contagieux, et sa brume toxique détruit réellement la vie. Mais au fond de lui, très profondément… »
« Il y a encore cette petite lueur verte, » compléta Julie, se souvenant de ce qu’elle avait cru apercevoir au centre de la brume noire lors de leur confrontation. « Une partie de lui se souvient de ce qu’il était avant. »
« Exactement, » acquiesça Sylviane. « Et c’est là que réside notre espoir – et peut-être le tien aussi, Julie. »
« Comment puis-je aider quelqu’un comme Brumaléo? » demanda Julie, sentant un mélange de confusion et de détermination naître en elle.
« Les Verdoyants ont un don unique, » expliqua Sylviane. « Ils ne se contentent pas de raviver les plantes – ils peuvent aussi raviver l’espoir. C’est pourquoi ton pouvoir l’effraie tant. Tu représentes tout ce qu’il a perdu, tout ce en quoi il ne croit plus. »
Julie regarda ses mains, repensant à la sensation qu’elle avait éprouvée lorsque la lueur verte en avait émané. « Alors, au lieu de le combattre… je devrais essayer de le guérir? »
Noko hocha la tête, un sourire approbateur illuminant son visage. « Tu comprends vite, Julie. Mais ce ne sera pas facile. Brumaléo résistera. Son désespoir est devenu une partie de lui, et il s’y accroche comme à une armure. »
« Et pendant ce temps, il continue de détruire la jungle, » ajouta Martin, le visage sombre. « Nous ne pouvons pas le laisser faire. »
Sylviane se releva, époussetant délicatement sa robe de feuilles. « C’est pourquoi nous devons agir rapidement. Julie doit apprendre à maîtriser son don, et nous devons trouver Brumaléo avant qu’il ne cause plus de dégâts. »
Comme pour appuyer ses paroles, un oiseau aux plumes multicolores arriva en voletant frénétiquement. Il se posa sur l’épaule de Sylviane et sembla lui chuchoter quelque chose à l’oreille.
Le visage de la gardienne s’assombrit. « Il semblerait que nous n’ayons plus beaucoup de temps. Brumaléo s’est dirigé vers la Vallée des Brumes, une zone déjà fragilisée par les échos de la pollution dans ton monde. »
« La Vallée des Brumes? » répéta Martin, soudain inquiet. « Mais c’est là que vivent les Gardiens des Semences! »
« Les Gardiens des Semences? » demanda Julie.
« Ce sont des créatures qui préservent les graines de toutes les plantes de la jungle, » expliqua Choupette en s’étirant. « Sans eux, si une espèce disparaît, elle ne pourra jamais renaître. »
Julie sentit l’urgence de la situation. « Alors nous devons y aller tout de suite! »
« Pas si vite, » intervint Noko en posant une main sur son épaule. « Tu n’es pas encore prête à affronter Brumaléo. Tu as besoin d’une dernière leçon. »
« Mais il n’y a pas de temps! » protesta Julie.
« Il y a toujours du temps pour la bonne approche, » dit calmement Noko. Il se tourna vers l’étang et tendit son bâton au-dessus de l’eau. Une lumière dorée en jaillit, touchant la surface qui se mit à bouillonner doucement.
De l’eau émergea une petite fleur flétrie, grise et presque sans vie, qui flotta jusqu’aux mains de Noko. Il la tendit à Julie.
« Voici une fleur de la partie de la jungle que Brumaléo a déjà touchée, » dit-il. « Montre-moi ce que tu peux faire pour elle. »
Julie prit délicatement la fleur fanée entre ses mains. Elle se concentra, essayant de sentir l’énergie qui circulait dans ses paumes comme Noko le lui avait appris. Elle visualisa cette énergie passant de son corps à la fleur, lui redonnant vie.
Une faible lueur verte apparut autour de ses doigts, et la fleur tressaillit légèrement. Une teinte rosée revint sur un pétale, puis s’estompa. Julie fronça les sourcils, se concentrant davantage. La lueur s’intensifia, et cette fois, deux pétales reprirent vie, puis trois… mais l’effort était considérable, et bientôt, Julie sentit la fatigue l’envahir.
« Je… je n’y arrive pas complètement, » dit-elle, frustrée, alors que la fleur restait partiellement grise et flétrie.
« C’est parce que tu essaies d’imposer ta volonté à la fleur, » expliqua doucement Noko. « Tu veux qu’elle revive parce que tu le décides. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne le pouvoir d’un Verdoyant. »
« Comment alors? » demanda Julie, confuse.
« Ferme les yeux, » instruisit Noko. « Ne pense pas à ce que tu veux que la fleur devienne. Pense à ce qu’elle est déjà, à ce qu’elle a toujours été au plus profond d’elle-même. »
Julie ferma les yeux, tenant toujours la fleur abîmée. Au lieu de visualiser la fleur redevenant rose et vigoureuse, elle essaya de sentir ce qu’était cette fleur dans son essence même – sa beauté naturelle, sa place dans la jungle, son rôle dans le grand cycle de la vie.
« Toute vie veut vivre, Julie, » murmura Noko. « Tu n’as pas à forcer quoi que ce soit. Tu dois simplement réveiller ce qui est déjà là, endormi sous la souffrance. »
Julie sentit soudain quelque chose changer. Ce n’était plus elle qui dirigeait l’énergie vers la fleur – c’était la fleur elle-même qui semblait attirer cette énergie à travers Julie, comme si elle était un canal, un pont entre la vie de la jungle et cette petite créature végétale.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la fleur dans ses mains était complètement transformée – d’un rose vif, pleinement épanouie, rayonnante de vitalité. Et curieusement, Julie ne se sentait pas fatiguée comme avant. Au contraire, elle se sentait énergisée, comme si le processus lui avait également rendu des forces.
« C’est… c’est incroyable, » souffla-t-elle, émerveillée.
Noko sourit, satisfait. « Tu comprends maintenant. Et c’est exactement ce que tu devras faire avec Brumaléo. Tu ne dois pas essayer de le changer par la force – tu dois l’aider à se souvenir de qui il est vraiment, au plus profond de lui-même. »
« Comme la fleur qui veut vivre, Brumaléo veut espérer, même s’il l’a oublié, » dit Sylviane avec un hochement de tête approbateur.
Julie regarda la fleur dans ses mains, puis leva les yeux vers ses compagnons – Martin, avec son expression nouvellement sérieuse; Noko, sage et patient; Sylviane, forte et bienveillante; et Choupette, dont les yeux félins brillaient de fierté.
« Je crois que je suis prête maintenant, » dit Julie avec une assurance qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. « Allons à la Vallée des Brumes. »
Sylviane acquiesça. « Le chemin est long et potentiellement dangereux. Brumaléo a peut-être déjà commencé à répandre son influence là-bas. »
« Nous partirons à l’aube, » décida Noko. « Julie a besoin de repos pour être au meilleur de sa forme. »
Alors qu’ils quittaient le Cœur Ancien, retournant vers l’Arbre-Mère, Julie sentait une nouvelle détermination grandir en elle. Ce n’était plus seulement une question de sauver la jungle ou même son propre monde. C’était aussi une question de sauver Brumaléo de lui-même, de l’aider à retrouver l’espoir qu’il avait perdu.
Et pour la première fois depuis qu’elle avait commencé à s’inquiéter pour l’environnement, Julie sentait qu’elle pouvait vraiment faire une différence. Pas toute seule, bien sûr – mais avec l’aide de ses amis, de sa nouvelle famille dans ce monde magique, peut-être qu’ensemble, ils pourraient raviver l’espoir non seulement dans le cœur de Brumaléo, mais aussi dans le sien.
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