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L’aube n’avait pas encore percé l’épaisse canopée de la Jungle Émeraude lorsque Julie et ses compagnons se mirent en route. Le ciel passait lentement du noir d’encre à un bleu profond, et les premières lueurs du jour filtraient timidement entre les branches, créant des motifs dansants sur le sol de la forêt.
Julie, vêtue de sa tunique de fibres végétales et sa sacoche solidement attachée à sa ceinture, marchait d’un pas déterminé. Ses cheveux blonds étaient tressés en une longue natte pratique, et dans sa main, elle tenait fermement un bâton que Noko lui avait taillé la veille – à la fois une aide pour marcher et une arme en cas de besoin.
« Le chemin vers les Terres Creuses sera long aujourd’hui, » annonça Sylviane, qui guidait leur petit groupe. « Nous devrons traverser la Forêt des Murmures et longer le Ravin des Échos avant d’y parvenir. »
Martin marchait juste derrière sa sœur, son armure d’écorce complète brillant légèrement sous les rares rayons de soleil qui parvenaient jusqu’à eux. Sa dague de cristal était bien visible à sa ceinture, et son expression était celle d’un guerrier prêt à affronter n’importe quel danger.
« Tu te souviens de ce que je t’ai appris? » demanda-t-il à Julie, sa voix plus grave et mature que dans leur monde d’origine.
Julie hocha la tête. La veille, Martin lui avait montré quelques mouvements de base pour se défendre avec son bâton. « Garde toujours les deux mains sur le bâton, utilise-le pour maintenir la distance, et vise les points faibles, » récita-t-elle.
« Exactement, » approuva Martin avec un sourire approbateur. « Même si j’espère que tu n’auras pas à t’en servir. »
Noko fermait la marche, son bâton lumineux projetant une douce lueur dorée qui chassait les ombres persistantes du petit matin. Choupette bondissait gracieusement entre eux, son pelage roux comme une flamme dansante dans la pénombre de la jungle.
« J’ai l’impression que quelque chose nous observe, » murmura soudain Julie, ressentant un picotement désagréable à la base de sa nuque.
Choupette s’arrêta net, ses oreilles pivotant dans toutes les directions. « Tu as raison, » confirma-t-elle en reniflant l’air. « Nous ne sommes pas seuls. »
Tous s’immobilisèrent, scrutant les ombres entre les arbres. Pendant un instant, Julie crut apercevoir une forme brumeuse, à moitié verte, à moitié noire, qui se déplaçait en parallèle de leur groupe.
« Brumaléo? » appela-t-elle doucement.
Un léger bruissement de feuilles fut la seule réponse, puis le silence retomba.
« Je crois qu’il nous suit, » dit Noko, son visage exprimant un mélange de préoccupation et d’espoir. « Peut-être que sa part lumineuse veut nous aider, même si sa part sombre résiste encore. »
« Est-ce… dangereux? » demanda Julie, incertaine.
Sylviane secoua légèrement la tête. « Pas pour l’instant. Je pense que Brumaléo lutte encore contre lui-même. Une partie de lui veut nous aider, tandis que l’autre… a peur de ce que nous pourrions découvrir à la Source Primordiale. »
Ils reprirent leur marche, mais Julie resta attentive aux mouvements dans les sous-bois. Savoir que Brumaléo les suivait était à la fois réconfortant et inquiétant. Que ferait-il si sa part sombre prenait temporairement le dessus? Les attaquerait-il?
La matinée avança, et avec elle, le soleil monta plus haut dans le ciel, bien que sa lumière restât tamisée par l’épaisse canopée. Ils traversèrent des zones où la jungle était si dense qu’ils devaient parfois se faufiler entre les lianes et les fougères géantes. D’autres fois, ils marchaient dans des clairières où d’étranges fleurs multicolores s’épanouissaient, dégageant des parfums enivrants.
« Voici la Forêt des Murmures, » annonça Sylviane alors qu’ils pénétraient dans une partie de la jungle où les arbres semblaient plus anciens, leurs troncs noueux couverts de mousse phosphorescente. « Soyez attentifs à ce que vous entendez, mais ne vous laissez pas distraire. »
Julie comprit rapidement pourquoi cet endroit portait ce nom. Des murmures ténus, comme des voix lointaines portées par le vent, semblaient provenir des arbres eux-mêmes. Parfois, elle croyait entendre son nom, appelé doucement, parfois des mots qu’elle ne comprenait pas, dans une langue ancienne et mystérieuse.
« Qu’est-ce qui cause ces murmures? » demanda-t-elle à Sylviane, sa voix à peine plus forte qu’un chuchotement, comme si elle craignait de déranger les voix.
« Les arbres ici sont parmi les plus anciens de la jungle, » expliqua la gardienne. « Ils ont absorbé les échos de nombreuses conversations, de nombreux voyageurs qui sont passés par ici au fil des siècles. Ce que tu entends, ce sont des fragments de mémoire, préservés dans l’écorce et la sève. »
Julie trouva cette explication à la fois fascinante et légèrement inquiétante. L’idée que les arbres puissent conserver des souvenirs, des voix du passé, donnait une dimension nouvelle à sa perception de la nature.
Ils avançaient prudemment, suivant un sentier à peine visible qui serpentait entre les arbres murmurants. Les voix semblaient parfois s’intensifier, puis s’estomper, comme si elles réagissaient à leur passage.
Soudain, Julie s’arrêta net. Parmi les murmures indistincts, elle venait d’entendre clairement une voix qu’elle reconnaîtrait entre mille – celle de sa mère, Myrielle.
« Julie, ma chérie, où es-tu? » disait la voix, empreinte d’inquiétude. « Nous te cherchons partout… »
« Maman? » s’écria Julie, tournant la tête dans tous les sens pour localiser la source de la voix.
Martin s’approcha d’elle, fronçant les sourcils. « Julie? Qu’est-ce qui se passe? »
« Tu n’as pas entendu? » demanda-t-elle, confuse. « C’était la voix de Maman! »
Son frère secoua la tête. « Je n’ai rien entendu de précis, juste les murmures habituels. »
Sylviane revint vers eux, son visage exprimant une légère inquiétude. « La Forêt des Murmures joue parfois des tours. Elle puise dans nos souvenirs, dans nos préoccupations, et leur donne une voix. »
« Mais c’était tellement réel, » insista Julie, encore troublée.
« C’est parce que ton inquiétude pour ta mère l’est aussi, » expliqua doucement Noko. « Tu te demandes si elle s’inquiète pour vous, si elle a remarqué votre absence. La forêt a simplement donné une voix à cette préoccupation. »
Julie hocha lentement la tête, comprenant mais pas tout à fait rassurée. Elle reprit la marche, essayant d’ignorer les murmures qui continuaient autour d’eux.
Ils progressèrent ainsi pendant ce qui sembla être des heures, le temps étant difficile à mesurer sous l’épaisse canopée. Finalement, les arbres commencèrent à s’espacer, et les murmures s’estompèrent progressivement jusqu’à disparaître complètement.
« Nous approchons du Ravin des Échos, » annonça Sylviane. « C’est notre dernière étape avant les Terres Creuses. »
Le changement de paysage était saisissant. Devant eux s’ouvrait une gorge profonde, ses parois rocheuses s’élevant vertigineusement de part et d’autre d’un cours d’eau tumultueux en contrebas. Un pont étroit, fait de lianes tressées et de planches de bois, traversait le ravin, se balançant légèrement dans le vent.
« Nous devons traverser… ça? » demanda Julie, un frisson d’appréhension parcourant son dos.
« C’est le seul passage à des kilomètres à la ronde, » confirma Sylviane. « Le pont est plus solide qu’il n’y paraît, mais nous devrons le traverser un par un. »
Noko s’avança en premier, testant prudemment la solidité du pont. « Je passerai d’abord, » décida-t-il. « Puis Julie, ensuite Martin, Choupette, et Sylviane fermera la marche. »
Le Luminescent s’engagea sur le pont, son bâton à la main, avançant avec une assurance qui impressionna Julie. Chaque pas était mesuré, précis, son corps semblant s’adapter naturellement aux oscillations du pont.
« À ton tour, Julie, » dit-il une fois arrivé de l’autre côté.
Julie prit une profonde inspiration et posa un pied sur la première planche. Le pont vacilla légèrement sous son poids, mais tint bon. Encouragée, elle fit un pas de plus, puis un autre, s’agrippant fermement aux cordes qui servaient de rambardes.
À mi-chemin, un vent soudain s’engouffra dans le ravin, faisant osciller le pont plus violemment. Julie s’immobilisa, le cœur battant à tout rompre.
« Continue d’avancer, Julie! » l’encouragea Noko depuis l’autre côté. « Ne regarde pas en bas, concentre-toi sur tes pas! »
Elle hocha la tête et reprit sa progression, un pas après l’autre, ignorant le vide vertigineux sous ses pieds. Lorsqu’elle atteignit enfin l’autre côté, ses jambes tremblaient légèrement, mais un sentiment d’accomplissement l’envahit.
Martin traversa ensuite, avec l’assurance d’un jeune homme qui avait déjà affronté bien des dangers dans cette jungle étrange. Choupette bondit légèrement sur le pont, son agilité féline lui permettant de traverser en quelques secondes à peine. Enfin, Sylviane franchit le ravin avec une grâce éthérée, comme si elle pesait à peine plus qu’une feuille.
« Bien, » dit-elle une fois qu’ils furent tous réunis. « Les Terres Creuses commencent juste après cette crête. Nous devons être particulièrement vigilants à partir de maintenant. »
Ils grimpèrent la pente rocheuse qui se dressait devant eux, et lorsqu’ils atteignirent le sommet, Julie laissa échapper un petit cri de surprise face au paysage qui s’étendait sous leurs yeux.
Les Terres Creuses méritaient bien leur nom. C’était une vaste dépression dans la jungle, où le sol semblait avoir été… perforé. Des centaines, peut-être des milliers de trous de tailles diverses parsemaient le terrain, certains à peine plus grands qu’un terrier de lapin, d’autres assez larges pour qu’un arbre entier y disparaisse. Entre ces ouvertures béantes, la végétation était clairsemée, principalement composée d’herbes hautes et de buissons épineux. Les arbres étaient rares, tordus et noueux, leurs racines exposées s’agrippant désespérément au sol instable.
« C’est… effrayant, » murmura Julie.
« Et dangereux, » ajouta Martin. « Comment allons-nous traverser sans tomber dans un de ces trous? »
Sylviane pointa du doigt un sentier à peine visible qui serpentait entre les ouvertures. « Ce chemin est relativement sûr, mais nous devrons rester groupés et être attentifs à chaque pas. »
« Et les Dévoreurs d’Espoir? » demanda Julie, se souvenant des créatures dont Azurin les avait avertis.
« Ils vivent sous terre, dans les tunnels qui relient ces ouvertures, » expliqua Noko. « Ils ne sortent généralement pas à la surface pendant la journée, mais ils peuvent sentir notre présence. C’est pourquoi nous avons les Larmes d’Océan. »
Julie toucha instinctivement la petite pierre bleue qu’elle avait attachée à un cordon autour de son cou, la sentant légèrement chaude contre sa peau.
« Rappelez-vous, » ajouta Sylviane, « si vous commencez à avoir des pensées inhabituellement négatives ou désespérées, si vous sentez votre détermination faiblir sans raison apparente, prévenez immédiatement les autres. Cela pourrait être le signe qu’un Dévoreur d’Espoir tente de se nourrir de vous. »
Ils descendirent prudemment la pente, s’engageant sur le sentier étroit qui traversait les Terres Creuses. Julie marchait juste derrière Sylviane, scrutant le sol à chaque pas, terrifiée à l’idée qu’un trou puisse soudainement s’ouvrir sous ses pieds.
Le silence qui régnait sur cet étrange paysage était oppressant. Pas de chants d’oiseaux, pas de bourdonnements d’insectes, pas même le bruissement habituel des feuilles sous la brise. Juste un silence lourd, pesant, occasionnellement rompu par un grondement sourd venant des profondeurs.
« Qu’est-ce que c’était? » demanda Julie après l’un de ces grondements particulièrement fort.
« Les tunnels s’effondrent et se reforment constamment, » expliqua Sylviane. « C’est ce qui rend cet endroit si instable. »
Ils avançaient lentement, chaque pas soigneusement calculé. Parfois, le sentier les obligeait à longer de près une ouverture béante, et Julie pouvait sentir un souffle d’air froid en émaner, portant avec lui une odeur de terre humide et de… quelque chose d’autre, quelque chose qu’elle ne pouvait pas identifier mais qui lui donnait la chair de poule.
Après environ une heure de progression prudente, ils atteignirent ce qui semblait être le centre des Terres Creuses. Ici, les trous étaient plus nombreux et plus larges, formant presque un labyrinthe. Le sentier qu’ils suivaient se divisait en plusieurs branches, serpentant entre les ouvertures.
« Lequel devons-nous prendre? » demanda Martin, regardant les différentes options avec méfiance.
Sylviane hésita, ce qui était inhabituel pour elle. « Je… je ne suis pas certaine. La dernière fois que j’ai traversé cet endroit, le paysage était différent. Les Terres Creuses changent constamment. »
Noko s’avança, levant son bâton lumineux. « Laissez-moi essayer quelque chose. » Il ferma les yeux, se concentrant intensément, et la lumière de son bâton s’intensifia, projetant des rayons dorés dans différentes directions. Certains semblaient être absorbés par le sol, tandis que d’autres rebondissaient, créant des motifs lumineux complexes.
« Par là, » dit-il finalement, désignant le sentier le plus à droite. « Ce chemin semble le plus stable, et je ne détecte pas de présence malveillante dans cette direction. »
Ils suivirent son indication, avançant avec une prudence redoublée. Le sentier s’étrésissait par endroits, les obligeant à marcher en file indienne, leurs épaules frôlant les bords de gouffres insondables.
Julie commençait à se sentir étrangement fatiguée, non pas physiquement, mais mentalement. Des pensées troublantes s’insinuaient dans son esprit. Était-ce vraiment raisonnable de risquer leurs vies pour Brumaléo? Après tout, n’était-il pas en partie responsable de son propre sort? Et même s’ils atteignaient la Source Primordiale, quel prix devraient-ils payer? Était-ce vraiment la peine?
Elle secoua la tête, essayant de chasser ces idées. Ce n’était pas comme elle de penser ainsi. Elle avait toujours été déterminée à aider, à sauver, à protéger…
Soudain, elle réalisa ce qui se passait. « Je crois… je crois qu’un Dévoreur d’Espoir essaie de m’atteindre, » dit-elle, sa voix légèrement tremblante.
Tous s’arrêtèrent immédiatement. Noko se tourna vers elle, son visage grave. « Es-tu sûre? »
Julie hocha la tête. « J’ai des pensées… ce ne sont pas les miennes. Des doutes que je n’aurais pas normalement. »
Sylviane s’approcha rapidement, posant une main sur l’épaule de Julie. « Touche ta Larme d’Océan. Concentre-toi sur elle, sur sa fraîcheur, sa clarté. »
Julie obéit, serrant la petite pierre bleue entre ses doigts. Elle était chaude maintenant, presque brûlante, et semblait pulser légèrement, comme un minuscule cœur.
« Visualise un bouclier autour de ton esprit, » instruisit Noko. « Comme une bulle de lumière bleue qui repousse les ténèbres. »
Julie ferma les yeux, se concentrant intensément sur cette image. Progressivement, elle sentit les pensées négatives reculer, comme repoussées par une force invisible. La Larme d’Océan se refroidit lentement entre ses doigts, revenant à sa température normale.
« Ça a marché, » dit-elle, ouvrant les yeux avec soulagement. « Les pensées sont parties. »
« Pas parties, » corrigea Sylviane. « Repoussées. Le Dévoreur d’Espoir est toujours là, quelque part sous nos pieds, attendant une nouvelle opportunité. »
Cette pensée n’était guère rassurante, mais Julie se sentait au moins mieux préparée maintenant qu’elle avait expérimenté et repoussé une attaque.
Ils reprirent leur progression, mais l’atmosphère était encore plus tendue qu’auparavant. Chacun était sur ses gardes, attentif au moindre changement dans ses pensées ou ses émotions.
Alors qu’ils contournaient un trou particulièrement large, un craquement sinistre se fit entendre sous leurs pieds. Avant que quiconque puisse réagir, le sol s’effondra sous Martin, qui disparut avec un cri de surprise dans l’obscurité béante.
« Martin! » hurla Julie, se précipitant au bord du trou nouvellement formé.
Dans la pénombre en contrebas, elle pouvait à peine distinguer son frère, allongé sur un tas de terre et de débris, à environ trois mètres de profondeur.
« Martin! Tu m’entends? » appela-t-elle, la panique montant dans sa voix.
Un grognement faible lui répondit, puis la voix de son frère, tendue par la douleur : « Je… je crois que je me suis cassé la jambe. »
Noko s’agenouilla à côté de Julie, pointant son bâton lumineux vers le fond du trou. La lumière révéla Martin, son visage crispé de douleur, tenant sa jambe droite qui formait un angle inquiétant.
« Nous devons le remonter, » dit Sylviane, déjà en train de défaire la corde légère mais solide qu’elle portait enroulée à sa ceinture.
« Attendez, » dit soudain Choupette, ses oreilles plaquées en arrière. « Quelque chose approche. »
Un silence tendu s’installa, puis Julie l’entendit – un bruit de grattement, comme des dizaines de petites pattes raclant la terre. Le son venait d’un tunnel qui s’ouvrait sur la paroi du trou où Martin était tombé.
« Les Dévoreurs d’Espoir, » murmura Noko, son visage pâlissant. « Ils ont senti la détresse de Martin. »
« Vite! » cria Julie. « Il faut le sortir de là! »
Sylviane lança un bout de la corde à Martin, qui l’attrapa d’une main tremblante. « Attache-la autour de ta taille, » lui ordonna-t-elle. « Nous allons te hisser. »
Martin s’exécuta maladroitement, gêné par sa jambe blessée. Le bruit de grattement s’intensifiait, se rapprochant inexorablement.
« Ils arrivent, » gémit-il, jetant des regards terrifiés vers le tunnel d’où provenait le son.
Noko, Sylviane et Julie tirèrent sur la corde de toutes leurs forces, remontant lentement Martin. Choupette faisait le guet, son pelage hérissé, ses yeux fixés sur l’obscurité du tunnel.
C’est alors qu’ils les virent – des créatures de la taille d’un petit chien, mais sans forme définie. Elles semblaient faites d’ombre dense, leur corps constamment changeant comme de la fumée noire. Seuls leurs yeux étaient distincts – rouges, luisants, fixés sur Martin avec une faim vorace.
« Tirez plus fort! » cria Sylviane.
Ils redoublèrent d’efforts, mais Martin était encore à mi-chemin de la surface lorsque la première créature bondit vers lui. Par réflexe, il donna un coup de pied avec sa jambe valide, repoussant momentanément le Dévoreur d’Espoir.
« Elles ne peuvent pas me toucher physiquement! » cria-t-il. « Mais je sens… je sens qu’elles essaient d’entrer dans ma tête! »
Julie vit avec horreur son frère porter une main à son front, son visage exprimant soudain une douleur qui n’avait rien à voir avec sa jambe cassée. Les Dévoreurs d’Espoir l’encerclaient maintenant, leurs formes brumeuses ondulant autour de lui comme des serpents d’ombre.
« Sa Larme d’Océan! » s’écria Noko. « Martin, utilise ta Larme d’Océan! »
Mais Martin semblait ne plus les entendre. Son regard était devenu vague, et un sourire étrangement vide apparut sur son visage. « À quoi bon… » murmura-t-il, sa voix soudain distante. « À quoi bon lutter… Tout est voué à l’échec de toute façon… »
« Ils sont en train de le vider de tout espoir, » dit Sylviane, horrifiée. « Si nous ne faisons pas quelque chose rapidement, il sera… »
Elle n’acheva pas sa phrase, mais Julie comprit. Sans espoir, sans volonté de vivre, Martin deviendrait une coquille vide, une proie facile pour les créatures des profondeurs.
Sans réfléchir, Julie lâcha la corde (Noko et Sylviane la tenant toujours fermement) et plongea dans le trou, atterrissant douloureusement à côté de son frère.
« Julie! » cria Sylviane. « Qu’est-ce que tu fais? »
Les Dévoreurs d’Espoir se tournèrent vers elle, attirés par cette nouvelle source de vitalité. Julie sentit immédiatement leur influence – un froid qui s’insinuait dans son esprit, des pensées de défaite, d’inutilité, de désespoir…
Mais elle se rappela ce que Noko lui avait appris. Elle serra sa Larme d’Océan d’une main, et de l’autre, toucha le front de Martin.
« Rappelle-toi qui tu es, » dit-elle fermement à son frère. « Rappelle-toi pourquoi nous sommes ici. Pour Brumaléo, pour la jungle, pour notre monde. Pour tous ceux qui ont besoin d’espoir. »
Elle puisa dans son pouvoir de Verdoyante, mais d’une façon différente de celle qu’elle avait utilisée jusqu’à présent. Au lieu de raviver des plantes, elle essayait de raviver l’esprit de son frère, de rallumer l’étincelle d’espoir que les Dévoreurs avaient presque éteinte.
Une lueur verte émana de ses doigts, se mêlant à la lumière bleue de sa Larme d’Océan. Cette lumière mixte enveloppa Martin, repoussant momentanément les ombres qui l’encerclaient.
Ses yeux clignèrent, puis se concentrèrent à nouveau. « Julie? » murmura-t-il, confus. « Qu’est-ce que… »
« Pas le temps d’expliquer, » dit-elle rapidement. « Prends ma main, on doit sortir d’ici. »
Les Dévoreurs d’Espoir, momentanément repoussés, se regroupaient déjà, leurs formes brumeuses s’épaississant, leurs yeux rouges brillant d’une faim renouvelée.
Julie aida Martin à resserrer la corde autour de sa taille, puis s’y accrocha elle-même. « Tirez! » cria-t-elle à Noko et Sylviane.
Ils commencèrent à les hisser, mais le poids combiné des deux enfants rendait la tâche presque impossible. Les Dévoreurs d’Espoir se rapprochaient à nouveau, leurs formes ondulantes tendant des appendices d’ombre vers les jambes de Julie et Martin.
« Plus vite! » supplia Julie, sentant à nouveau le froid mental s’insinuer en elle. Sa Larme d’Océan brûlait contre sa peau, luttant pour repousser l’influence malveillante, mais elle commençait à faiblir sous l’assaut coordonné de tant de créatures.
Soudain, une brume verte et noire s’engouffra dans le trou, tourbillonnant autour d’eux comme une tornade miniature. Brumaléo! Sa forme était instable, oscillant entre la brume verte lumineuse et des volutes de fumée noire, mais il était indéniablement là, formant une barrière entre les enfants et les Dévoreurs d’Espoir.
« Remontez-les! » ordonna-t-il, sa voix alternant entre le crépitement sombre et le doux bruissement des feuilles. « Je les retiens! »
Les Dévoreurs d’Espoir semblaient confus face à cette nouvelle présence. Ils reculèrent, puis attaquèrent Brumaléo, essayant d’absorber son essence. Mais l’esprit forestier était trop puissant, trop complexe pour eux. Sa propre lutte intérieure entre espoir et désespoir les désorientait.
Profitant de cette diversion, Noko et Sylviane redoublèrent d’efforts, hissant Julie et Martin centimètre par centimètre vers la surface. Choupette les aidait comme elle pouvait, tirant sur la corde avec ses dents.
Lorsqu’ils atteignirent enfin le bord du trou, des mains secourables les tirèrent en sécurité. Julie s’effondra sur le sol, haletante, tandis que Sylviane examinait déjà la jambe de Martin.
« Brumaléo! » appela Julie, se penchant au-dessus du trou. « Viens avec nous! »
L’esprit forestier luttait encore contre les Dévoreurs d’Espoir, sa forme de plus en plus instable. « Allez-y! » cria-t-il. « Je vous rejoindrai plus tard… si je peux. »
« Nous ne pouvons pas l’attendre, » dit Noko, aidant Martin à se relever. « Ces créatures vont bientôt revenir en plus grand nombre. Nous devons quitter les Terres Creuses au plus vite. »
Sylviane avait fabriqué une attelle de fortune pour la jambe de Martin, utilisant des branches solides et des lianes. « Il pourra marcher avec notre aide, » dit-elle. « Mais Noko a raison, nous devons partir maintenant. »
À contrecœur, Julie s’éloigna du trou, jetant un dernier regard à Brumaléo qui continuait de lutter contre les ombres voraces. « Merci, » murmura-t-elle. « Et s’il te plaît, reste en vie. »
Ils reprirent leur progression à travers les Terres Creuses, Martin soutenu entre Noko et Julie. Choupette ouvrait la voie, ses sens aiguisés les guidant à travers le labyrinthe d’ouvertures béantes, tandis que Sylviane fermait la marche, veillant à ce qu’ils ne soient pas suivis.
Le temps semblait s’étirer, chaque pas étant un effort, chaque mètre gagné une petite victoire. Les Terres Creuses semblaient interminables, un paysage cauchemardesque de trous sombres et de sol instable.
Mais finalement, après ce qui parut être une éternité, le terrain commença à s’élever légèrement, et les ouvertures se firent plus rares. La végétation devint plus dense, les arbres plus nombreux et plus sains.
« Nous approchons de la sortie, » annonça Sylviane, un soulagement évident dans sa voix.
Ils gravirent une pente douce, et lorsqu’ils atteignirent le sommet, Julie fut accueillie par la vue la plus réconfortante qu’elle ait vue depuis longtemps – une forêt dense et luxuriante, aux arbres majestueux, sans un seul trou en vue.
« Les Terres Sacrées, » dit Noko avec révérence. « Nous avons réussi à traverser les Terres Creuses. »
Martin s’affaissa légèrement, épuisé par l’effort et la douleur. « Est-ce que… est-ce que nous sommes en sécurité maintenant? »
« Plus en sécurité qu’avant, certainement, » répondit Sylviane. « Les Dévoreurs d’Espoir ne s’aventurent jamais dans les Terres Sacrées. L’énergie ici est trop pure, trop positive pour eux. »
Julie se laissa tomber sur un tapis de mousse douce, son corps tout entier tremblant de fatigue et de soulagement. Elle repensait à ce qui venait de se passer – la chute de Martin, l’attaque des Dévoreurs d’Espoir, l’intervention inattendue de Brumaléo…
« Il nous a sauvés, » murmura-t-elle. « Brumaléo nous a sauvés. »
« Oui, » confirma Noko, s’asseyant à côté d’elle. « Ce qui prouve que sa part lumineuse est encore forte, malgré tout. »
« Croyez-vous qu’il s’en sortira? » demanda Julie, inquiète pour l’esprit forestier.
Sylviane, qui appliquait des herbes médicinales sur la jambe de Martin, leva les yeux. « Brumaléo est ancien et puissant. Les Dévoreurs d’Espoir sont dangereux, mais ils ne peuvent pas le détruire complètement. Au pire, ils renforceront temporairement sa part sombre. »
Cette réponse n’était pas entièrement rassurante, mais Julie devait s’en contenter pour l’instant. Elle ferma les yeux un moment, laissant la fatigue la submerger.
« Reposons-nous ici, » suggéra Noko. « Nous avons tous besoin de reprendre des forces, surtout Martin. Et les Terres Sacrées sont un bon endroit pour cela – l’énergie ici est réparatrice. »
Personne ne contesta cette suggestion. Ils établirent un petit campement sous un arbre massif aux racines formant des alcôves naturelles. Sylviane prépara une infusion d’herbes pour Martin, qui s’endormit rapidement, son visage encore pâle mais plus détendu.
Julie resta éveillée un peu plus longtemps, observant le ciel qui s’assombrissait entre les branches. Des lucioles commençaient à apparaître, leurs lueurs douces dansant entre les feuilles comme de minuscules étoiles.
« À quoi penses-tu? » demanda Choupette, qui s’était blottie contre elle.
« À tout ce qui s’est passé. À ce qui nous attend encore. » Julie caressa distraitement le pelage roux de son amie féline. « Les épreuves de la Source Primordiale seront-elles aussi dangereuses que les Terres Creuses? »
« Différemment dangereuses, je pense, » ronronna Choupette. « Moins physiques, plus… spirituelles. »
Julie médita sur ces paroles. Des épreuves spirituelles. Des tests pour son courage, sa sagesse, son cœur. Était-elle prête?
Elle repensa à ce moment dans le trou, lorsqu’elle avait utilisé son pouvoir de Verdoyante pour raviver l’espoir en Martin. Elle n’avait pas réfléchi, elle avait simplement agi, guidée par son amour pour son frère et sa détermination à ne pas abandonner.
Peut-être était-ce cela, être prête. Non pas ne pas avoir peur, mais agir malgré la peur. Non pas savoir toutes les réponses, mais être prête à chercher. Non pas être parfaite, mais être authentique.
Avec cette pensée réconfortante, Julie se laissa finalement glisser dans le sommeil, bercée par le chant apaisant de la forêt nocturne. Demain, ils continueraient leur voyage vers la Source Primordiale, et quelles que soient les épreuves qui les attendaient, elle les affronterait avec tout ce qu’elle avait – son courage, son esprit, et surtout, son cœur plein d’espoir pour un monde meilleur.
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