Le lendemain matin, Cylia se réveilla avec une étrange sensation de calme. La veille, ses parents avaient annoncé leur séparation et leur décision concernant le Grand Partage, mais au lieu de se sentir dévastée comme elle l’aurait imaginé, elle ressentait une sorte d’acceptation mêlée de détermination. Peut-être était-ce dû à son expérience au Pont Divisé, ou aux enseignements d’Iris, mais elle commençait à comprendre que certains changements, bien que douloureux, n’étaient pas nécessairement la fin de tout.
Elle s’habilla rapidement et glissa le fragment violet dans la poche de sa tunique vert olive. Les trois petits cristaux d’apprentissage trouvèrent leur place dans son sac à dos bleu, ainsi que son carnet où la carte magique continuait d’évoluer, montrant maintenant clairement la division de la vallée avec le Pont Divisé qui brillait comme un trait d’union violet entre les deux côtés.
En descendant pour le petit-déjeuner, elle trouva ses parents en train de discuter calmement – un changement rafraîchissant après des semaines de disputes. Ils planifiaient déjà les détails pratiques de leur nouvelle organisation.
« Bonjour ma puce, » dit Diana en lui servant un bol de céréales. « Bien dormi ? »
Cylia hocha la tête. « J’ai réfléchi à quelque chose. Est-ce que je pourrais aller chez Iris aujourd’hui ? »
Ses parents échangèrent un regard surpris.
« Iris ? » demanda son père. « La vieille dame qui vit dans la forêt ? »
« Oui, » confirma Cylia, cherchant rapidement une explication qui ne révélerait pas son rôle de Gardienne des Liens. « Elle… elle m’apprend des choses sur les plantes et les cristaux. C’est vraiment intéressant. »
Ce n’était pas exactement un mensonge, se dit-elle. Iris lui apprenait bien des choses sur les cristaux, même si ce n’était pas de la botanique ordinaire.
« Je suppose que c’est d’accord, » dit finalement Diana. « Mais sois rentrée avant le dîner. Nous commençons à emballer nos affaires ce soir. »
L’estomac de Cylia se noua à cette mention. L’emballage rendait la séparation plus réelle, plus définitive.
« D’accord, » murmura-t-elle.
Après le petit-déjeuner, elle partit retrouver Romain qui l’attendait comme convenu près du grand chêne. Son ami avait l’air fatigué mais excité.
« Tu ne devineras jamais ! » s’exclama-t-il dès qu’il la vit. « Le Pont Divisé est devenu célèbre ! Tout le monde dans le village parle des ‘arches magiques’ qui sont apparues hier. Certains disent même que c’est un signe que le Grand Partage n’est peut-être pas une si mauvaise chose. »
Cylia ne put s’empêcher de sourire. « Vraiment ? »
« Oui ! Et la meilleure partie, c’est que la Reine Divisionnaire est furieuse ! Elle voulait une séparation complète, mais maintenant les gens voient qu’on peut être divisés et quand même rester connectés. »
Cette nouvelle réchauffa le cœur de Cylia. Leur petit succès avait peut-être plus d’impact qu’ils ne l’avaient imaginé.
« Mes parents ont annoncé leur séparation hier, » dit-elle alors qu’ils prenaient le chemin de la forêt vers la cabane d’Iris. « Papa va à l’Ouest, Maman à l’Est. »
Romain ralentit, jetant un regard inquiet à son amie. « Je suis désolé, Cylia. Comment tu te sens ? »
Elle réfléchit un moment. « Triste, bien sûr. Mais aussi… je ne sais pas. Plus calme que je ne l’aurais cru. Comme si l’expérience du pont m’avait montré que les choses peuvent changer sans forcément se briser complètement. »
Romain hocha la tête avec compréhension. « Et pour toi et Suzie ? »
« On ira d’une maison à l’autre. Une semaine chez Papa, une semaine chez Maman. »
« Comme les arches du pont – des passages entre deux côtés, » observa Romain.
Cylia n’avait pas vu les choses sous cet angle, mais la comparaison était parfaite. « Exactement. »
Ils marchèrent en silence pendant un moment, chacun perdu dans ses pensées, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la cabane d’Iris. La vieille femme les attendait sur le seuil, comme si elle avait senti leur approche. Sa cape aux couleurs de l’arc-en-ciel ondulait doucement dans la brise matinale.
« Jeunes Gardiens, » les salua-t-elle avec un sourire chaleureux. « J’ai entendu parler de votre exploit au Pont Divisé. Une solution élégante et instructive. »
« Vous étiez au courant ? » demanda Cylia, surprise.
« Je surveille les événements de la vallée, » répondit mystérieusement Iris. « Entrez, nous avons beaucoup à discuter. »
L’intérieur de la cabane semblait différent aujourd’hui. La carte magique sur la table ronde s’était agrandie, montrant maintenant l’ensemble de la vallée d’Harmonia avec ses deux côtés distinctement colorés : l’Est dans des tons bleu clair, l’Ouest dans des nuances de bleu foncé. Au centre, là où se trouvait le Pont Divisé, brillait un point violet.
« Votre action au pont a créé une réaction en chaîne, » expliqua Iris en leur servant son thé changeant. « La Reine Divisionnaire est furieuse, mais aussi troublée. Pour la première fois depuis qu’elle a été… transformée, elle commence à douter de sa mission. »
« Transformée ? » releva Cylia. « Que voulez-vous dire ? »
Iris soupira profondément, son regard se perdant dans le passé. « Il est temps que vous connaissiez toute l’histoire. »
Elle s’assit face à eux, ses mains ridées tenant sa tasse de thé comme pour y puiser de la force.
« La Reine Divisionnaire s’appelait autrefois simplement Harmonia. Elle régnait sur cette vallée avec son époux, le Roi Unificateur. Ensemble, ils gardaient le Cristal d’Harmonia, source de l’équilibre et de la prospérité de notre vallée. »
Cylia et Romain écoutaient, fascinés.
« Ils s’aimaient profondément et gouvernaient avec sagesse, » continua Iris. « Mais un jour, une terrible discorde éclata entre eux. »
« Quelle discorde ? » demanda Romain, les yeux écarquillés.
« Personne ne sait exactement, » admit Iris. « Certains disent qu’ils ne pouvaient pas s’accorder sur la façon de gouverner. D’autres prétendent qu’ils se disputaient l’amour de quelqu’un d’autre. Mais la vérité, je crois, est plus simple et plus triste : ils avaient simplement cessé de se comprendre, de se parler vraiment. »
Cylia pensa immédiatement à ses propres parents, à leurs disputes incessantes des derniers mois.
« Leur discorde affecta le Cristal d’Harmonia, qui commença à se fissurer, » poursuivit Iris. « Au lieu de travailler ensemble pour le réparer, chacun blâma l’autre et exigea sa part du cristal. Dans leur lutte pour le posséder, le cristal se brisa en trois fragments. »
« Trois ? » intervint Cylia. « Comme celui que j’ai trouvé ? »
Iris hocha la tête. « Le fragment bleu clair représente l’esprit et alla à la Reine. Le fragment bleu foncé incarne le corps et revint au Roi. Mais le troisième fragment, le violet qui représente le cœur, disparut. Sans lui, les deux autres fragments commencèrent à transformer leurs possesseurs. »
« C’est pour ça que la Reine a un visage divisé ? » demanda Romain.
« Exactement, » confirma Iris. « Sans l’équilibre du cœur, elle fut consumée par l’amertume et la conviction que toute chose doit être divisée. Le Roi, quant à lui… »
Elle s’interrompit, comme si cette partie de l’histoire était particulièrement douloureuse.
« Qu’est-il arrivé au Roi ? » demanda doucement Cylia.
« Il a disparu, » répondit Iris. « Certains disent qu’il s’est exilé, incapable de supporter ce qu’il était devenu. D’autres pensent que la Reine l’a banni. Mais je crois qu’il est toujours quelque part dans la vallée, transformé lui aussi, attendant peut-être d’être libéré. »
Cylia sentit un frisson parcourir son échine. « Et le fragment violet ? Comment est-il arrivé sur mon rebord de fenêtre ? »
Iris sourit mystérieusement. « Le fragment du cœur choisit son gardien. Il t’a choisie, Cylia, parce que tu as la capacité de comprendre et de maintenir les liens, même face à la division. »
Romain se pencha en avant, excité. « Alors quel est le plan ? Comment on arrête le Grand Partage ? »
« Je ne crois pas que nous puissions l’arrêter complètement, » répondit Iris, surprenant les deux enfants. « La division est déjà trop avancée. Mais nous pouvons peut-être faire comme au pont – créer des liens qui transcendent la séparation. Et pour cela, nous devons réunir les trois fragments du cristal. »
« Mais comment ? » demanda Cylia. « La Reine ne se séparera jamais de son fragment, et nous ne savons même pas où est le Roi. »
Iris se leva et s’approcha d’une étagère d’où elle sortit un petit coffret en bois sculpté. Elle l’ouvrit, révélant un médaillon en argent serti d’un minuscule cristal blanc.
« Ceci est un Localiseur de Liens, » expliqua-t-elle. « C’est un ancien artefact des Gardiennes des Liens. Il peut détecter les connexions entre des objets ou des personnes autrefois unis. »
Elle tendit le médaillon à Cylia. « Avec ton fragment violet et ce Localiseur, tu pourras peut-être trouver le Roi Unificateur et son fragment bleu foncé. »
Cylia prit le médaillon avec révérence. Il était étonnamment léger, comme fait d’air solidifié.
« Et ensuite ? Une fois que nous aurons les trois fragments ? »
« Alors tu devras faire ce que seule une Gardienne des Liens peut faire, » répondit Iris. « Restaurer l’équilibre sans nier la séparation. Montrer qu’il existe une voie médiane entre l’union forcée et la division totale. »
Cylia regarda Romain, puis Iris, sentant le poids de cette responsabilité. « Je ne sais pas si j’en suis capable. »
« Ce que tu as fait au pont prouve que tu l’es, » affirma Iris. « Tu n’as pas nié la division, tu l’as acceptée tout en créant des liens pour la transcender. C’est exactement ce dont la vallée a besoin – et peut-être aussi ce dont ta propre situation familiale a besoin. »
Cylia baissa les yeux, touchée par la perspicacité d’Iris. « Mes parents vont se séparer, » admit-elle doucement. « Comme la vallée. »
Iris posa une main réconfortante sur son épaule. « Et comme pour la vallée, ta tâche n’est pas d’empêcher cette séparation, mais de trouver comment maintenir les liens malgré elle. »
Romain, qui était resté silencieux, intervint soudain : « Attendez, j’ai une idée ! La Reine va organiser une grande cérémonie demain pour marquer le début officiel du Grand Partage. Tout le monde sera là. Ce serait le moment parfait pour trouver le Roi et réunir les fragments ! »
Iris et Cylia le regardèrent avec surprise.
« C’est risqué, » dit Iris, « mais cela pourrait fonctionner. La cérémonie aura lieu au centre de la vallée, près du Pont Divisé. C’est un lieu de pouvoir, où les énergies de l’Est et de l’Ouest se rencontrent encore. »
Cylia sortit le fragment violet de sa poche. Il brillait doucement, comme en réponse à leurs plans. « D’accord, » dit-elle avec une détermination nouvelle. « Cherchons le Roi aujourd’hui avec le Localiseur, et demain, lors de la cérémonie, nous tenterons de réunir les fragments. »
Iris sourit avec fierté. « Tu parles comme une vraie Gardienne des Liens, Cylia. »
Ils passèrent l’heure suivante à étudier la carte magique, identifiant les endroits où le Roi Unificateur pourrait se cacher. Iris leur enseigna comment utiliser le Localiseur de Liens, expliquant que Cylia devrait concentrer son énergie sur le fragment violet tout en tenant le médaillon, qui les guiderait alors vers le fragment bleu foncé et son porteur.
« Il y a autre chose que vous devriez savoir, » dit finalement Iris alors qu’ils se préparaient à partir à la recherche du Roi. « La Reine n’est pas entièrement maléfique. La partie claire de son visage – c’est ce qui reste de la véritable Harmonia. Parfois, cette partie prend momentanément le dessus. Dans ces moments-là, elle est vulnérable, mais aussi plus susceptible d’écouter. »
« Comment saurons-nous quand cela se produit ? » demanda Cylia.
« Ses yeux, » répondit Iris. « Quand son œil bleu brille plus fort que le rouge, la véritable Harmonia est proche de la surface. C’est dans ces moments-là que vous devrez lui parler, lui rappeler qui elle était vraiment. »
Cylia et Romain acquiescèrent, absorbant cette information cruciale.
Ils quittèrent la cabane d’Iris avec un plan clair et de nouveaux outils, mais aussi avec une compréhension plus profonde des enjeux. Ce n’était plus seulement une question de sauver la vallée – c’était aussi une question de guérison, de réconciliation, de trouver comment vivre avec les changements inévitables.
Armés du Localiseur de Liens et du fragment violet, ils se mirent en route à travers la forêt, suivant les indications du médaillon qui brillait plus intensément lorsqu’ils prenaient la bonne direction. Le fragment violet dans la main de Cylia pulsait en réponse, créant une sorte de dialogue silencieux entre les deux artefacts.
Leur quête les mena à travers des parties de la vallée que Cylia n’avait jamais explorées : une grotte aux cristaux chantants, un bosquet d’arbres dont les feuilles changeaient de couleur à leur passage, une petite cascade qui semblait couler à l’envers. À chaque étape, le Localiseur brillait plus fort, les guidant toujours plus loin.
« On dirait qu’il nous mène vers les montagnes de l’Ouest, » observa Romain alors qu’ils grimpaient un sentier escarpé.
Cylia consulta sa carte magique. « C’est étrange. Cette zone n’apparaît pas clairement sur la carte. C’est comme si elle était… cachée. »
Le sentier devint plus raide et plus étroit, serpentant entre des rochers imposants. Le vent s’intensifia, portant des murmures étranges qui semblaient presque former des mots.
« Tu entends ça ? » chuchota Cylia.
Romain hocha la tête, le visage tendu. « On dirait… des voix qui se disputent. »
Ils continuèrent prudemment, jusqu’à ce que le sentier débouche sur un petit plateau. Là, niché contre la montagne, se dressait un étrange édifice : mi-cabane, mi-palais miniature, construit avec des matériaux disparates – pierre, bois, cristal, métal – tous assemblés dans un équilibre précaire mais étonnamment harmonieux.
Le Localiseur dans la main de Cylia brillait maintenant si intensément qu’il était presque douloureux à regarder. Le fragment violet résonnait en écho, vibrant contre sa paume.
« Je crois qu’on l’a trouvé, » murmura-t-elle.
Ils s’approchèrent lentement de l’étrange demeure. Les murmures s’intensifièrent, devenant une cacophonie de voix qui semblaient toutes appartenir à la même personne, mais exprimant des opinions contradictoires.
« …jamais retourner… »
« …elle ne comprendra pas… »
« …tout est de ma faute… »
« …responsabilité de guérir… »
Cylia prit une profonde inspiration et frappa à la porte. Les voix s’interrompirent brutalement, remplacées par un silence pesant.
Puis, lentement, la porte s’ouvrit, révélant une silhouette étrange : un homme grand dont le corps semblait constamment en mouvement, comme s’il était composé de multiples versions de lui-même qui se superposaient et se séparaient sans cesse. Son visage était indistinct, changeant d’expression à chaque seconde. Seuls ses yeux restaient constants – d’un bleu foncé profond, tristes et sages.
« Le Roi Unificateur, » murmura Romain, stupéfait.
L’homme – ou plutôt les multiples versions de l’homme – les observa un long moment. Puis, d’une voix qui semblait être un chœur de murmures, il dit :
« La Gardienne des Liens. Enfin. »
Cylia fit un pas en avant, tenant fermement le fragment violet. « Nous vous cherchions. »
Le Roi eut un sourire triste qui se répercuta à travers ses multiples visages. « Je sais pourquoi vous êtes ici. Vous voulez mon fragment du Cristal. »
« Pour restaurer l’équilibre, » confirma Cylia. « Pour guérir la vallée. »
Le Roi s’écarta, les invitant à entrer. L’intérieur de sa demeure était aussi étrange que son apparence : des pièces qui semblaient exister simultanément à plusieurs endroits, des meubles qui se dédoublaient puis se recombinaient, des fenêtres qui montraient différentes vues de la vallée.
« J’ai observé ce qui se passe, » dit le Roi en s’asseyant sur un fauteuil qui ne cessait de changer de forme. « Le Grand Partage. La division de la vallée. L’œuvre d’Harmonia – ou plutôt, de ce qu’elle est devenue. »
Sa voix contenait une profonde tristesse, mais aussi une pointe de culpabilité.
« Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ? » demanda Romain avec la franchise directe de la jeunesse.
Le Roi le regarda, ses multiples visages exprimant tour à tour surprise, amusement, irritation et respect.
« Regarde-moi, jeune homme, » dit-il en écartant les bras. Ses multiples versions s’éloignèrent les unes des autres, montrant plus clairement son état fragmenté. « Sans le fragment du cœur pour équilibrer le pouvoir du corps, je suis devenu… ceci. Incapable de m’unifier, incapable de prendre une décision claire. Je suis devenu l’incarnation même de l’indécision. »
Cylia comprit soudain. « Comme la Reine est devenue l’incarnation de la division. »
Le Roi hocha ses multiples têtes. « Exactement. Sans le cœur pour équilibrer l’esprit et le corps, nous sommes devenus des caricatures de nous-mêmes. »
Il se leva et s’approcha d’une étrange vitrine qui semblait à la fois présente et absente. Il l’ouvrit – ou plutôt, certaines de ses versions l’ouvrirent tandis que d’autres restaient immobiles – et en sortit un éclat de cristal bleu foncé, presque noir.
« Le fragment du corps, » murmura-t-il en le tenant précautionneusement. « Je l’ai gardé toutes ces années, essayant de comprendre son pouvoir, espérant qu’un jour… »
Il laissa sa phrase en suspens, regardant Cylia avec une intensité nouvelle. « Tu as le fragment du cœur. »
Cylia tendit sa main, révélant le fragment violet qui brillait en réponse à la proximité du fragment bleu foncé.
« Oui. Il m’a trouvée après l’annonce du Grand Partage. »
Le Roi s’approcha, ses multiples versions convergeant momentanément en une image plus stable alors qu’il observait le fragment violet.
« Il t’a choisie, » dit-il avec un mélange de respect et d’émerveillement. « Une enfant. Bien sûr… la sagesse des enfants, qui voient au-delà des divisions des adultes. »
Il soupira, et ce soupir sembla venir de partout dans la pièce. « Je te donnerai mon fragment, Gardienne des Liens. Mais tu dois comprendre : réunir les fragments ne signifie pas effacer les divisions qui ont eu lieu. Certaines séparations ne peuvent pas être simplement annulées. »
Cylia pensa à ses parents, à leur décision de vivre séparément. « Je sais. Mais peut-être que, comme pour le Pont Divisé, nous pouvons créer quelque chose de nouveau – des liens qui traversent les divisions sans les nier. »
Le Roi la regarda avec une nouvelle expression – de l’espoir, mêlé d’admiration. « Tu comprends déjà ce que nous avons mis des années à ne pas voir. »
Il tendit son fragment bleu foncé vers elle. « Prends-le. Et demain, lors de la cérémonie du Grand Partage, montre à la Reine – à Harmonia – ce que tu m’as montré aujourd’hui. Qu’il existe une voie médiane entre l’union forcée et la division totale. »
Cylia prit le fragment avec révérence. Dès qu’il toucha sa paume, à côté du fragment violet, une lumière intense jaillit, unissant les deux éclats sans les fusionner. La sensation était étrange – comme si une partie d’elle-même, dont elle ignorait l’absence, venait soudain de se réveiller.
« Viendrez-vous avec nous demain ? » demanda-t-elle. « Pour affronter la Reine ? »
Les multiples versions du Roi semblèrent se consulter silencieusement, certaines hochant la tête, d’autres secouant la leur en signe de refus.
« Je ne peux pas te le promettre, » dit-il finalement. « Mais je serai là… d’une façon ou d’une autre. »
Alors qu’ils se préparaient à partir, le Roi leur donna un dernier conseil : « La clé pour atteindre Harmonia se trouve dans son nom même. Elle n’a pas toujours été la Reine Divisionnaire. Rappelle-lui qui elle était, qui elle peut encore être. »
Cylia et Romain quittèrent l’étrange demeure du Roi avec le deuxième fragment et un plan pour le lendemain. Le soleil commençait déjà à décliner à l’horizon, colorant la vallée de teintes orangées et violettes.
« On ferait mieux de se dépêcher, » dit Romain. « Nos parents vont s’inquiéter. »
Ils dévalèrent le sentier de montagne, leur esprit bourdonnant de tout ce qu’ils avaient appris. Le Roi Unificateur, transformé en une créature d’indécision perpétuelle. La Reine Harmonia, devenue l’incarnation de la division. Et entre les deux, l’espoir d’une guérison, d’un nouvel équilibre.
En arrivant aux abords du village, ils durent se séparer – Romain vers l’Est où sa famille avait déjà commencé à déménager, Cylia vers sa maison qui bientôt ne serait plus que celle de son père.
« À demain, » dit Romain en serrant brièvement son amie dans ses bras. « Pour la grande cérémonie. »
« À demain, » répondit Cylia, sentant le poids des deux fragments dans son sac. « Et merci, Romain. Pour tout. »
Elle rentra chez elle pour trouver ses parents en plein emballage. Des cartons s’empilaient dans l’entrée, séparés en deux piles distinctes – les affaires de sa mère d’un côté, celles qui resteraient avec son père de l’autre.
« Te voilà enfin, » dit Diana en s’essuyant le front. « Nous commencions à nous inquiéter. »
« Désolée, » répondit Cylia. « J’étais avec Iris, puis nous avons fait une longue promenade avec Romain. »
Son père émergea de la cuisine, portant un carton marqué « Vaisselle – Diana ». « Tu as manqué le dîner. Il y a une assiette pour toi dans le four. »
Cylia les observa, remarquant quelque chose d’étrange. Malgré la séparation en cours, ils semblaient plus calmes l’un avec l’autre, plus respectueux qu’ils ne l’avaient été depuis des mois. Comme si, maintenant que la décision était prise, la tension s’était quelque peu dissipée.
« Est-ce que je peux vous aider ? » proposa-t-elle.
Ses parents échangèrent un regard surpris, puis reconnaissant.
« Bien sûr, ma chérie, » dit Diana. « Tu pourrais trier tes affaires ? Décider ce que tu veux garder dans chaque maison ? »
Cylia monta dans sa chambre, où Suzie jouait tranquillement avec ses poupées. Sa petite sœur leva les yeux à son entrée.
« Cylia ! J’ai fait des maisons pour mes poupées ! Une ici et une là-bas, » expliqua-t-elle en montrant deux petites structures faites de blocs de bois. « Comme nous ! »
Cylia s’assit à côté de sa sœur, touchée par la façon dont l’enfant de quatre ans intégrait déjà les changements à venir dans son jeu.
« C’est très bien, Suzie. Et regarde, tu as fait un chemin entre les deux maisons. »
Suzie hocha vigoureusement la tête. « Pour qu’elles puissent se rendre visite ! Comme nous ! »
Cylia enlaça sa petite sœur, émerveillée par sa résilience et sa capacité d’adaptation. Peut-être que les enfants voyaient-ils vraiment des possibilités que les adultes ne percevaient plus.
Elle sortit discrètement les deux fragments de son sac et les plaça sous son oreiller. Demain serait un jour décisif – pour la vallée d’Harmonia, pour la Reine Divisionnaire et le Roi Unificateur, mais aussi, d’une certaine façon, pour sa propre famille.
Alors qu’elle commençait à trier ses affaires, décidant ce qui irait à l’Est avec sa mère et ce qui resterait à l’Ouest avec son père, elle réalisa quelque chose d’important : ce n’était pas les objets qui définissaient sa famille, mais les liens entre eux. Et ces liens, comme les arches cristallines du Pont Divisé, pouvaient transcender la séparation physique.
Avec cette pensée réconfortante, elle se prépara pour la nuit, sachant que demain, elle devrait affronter la Reine Divisionnaire avec tout ce qu’elle avait appris sur les liens, la séparation et la possibilité d’une troisième voie entre l’union et la division.
— ⭐ —
L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 81
