L’aube baignait le Lac des Mirages d’une lumière étrange, ni tout à fait dorée ni tout à fait argentée – une lumière qui semblait suspendue entre deux états, comme hésitante. Sa surface parfaitement lisse reflétait le ciel avec une précision surnaturelle, créant l’illusion d’un portail vers un autre monde.
Narcisse se tenait entre ce lac mystique et les trois intrus, ses plumes-miroirs déployées en éventail menaçant. Dans la clarté grandissante du jour, Noa put distinguer ce qu’il n’avait pas remarqué lors de leur précédente confrontation : certains des miroirs qui composaient le plumage du Paon étaient fêlés, traversés de fines craquelures presque imperceptibles.
« Vous ne comprenez pas ce que vous risquez », siffla Narcisse, sa voix oscillant entre colère et panique. « Ce lac n’est pas un simple plan d’eau – il possède un pouvoir que vos esprits limités ne peuvent concevoir. »
Noa fit un pas en avant, son corps épuisé le faisant vaciller légèrement. Sa tentative de métamorphose dans le Pavillon des Miroirs l’avait vidé, laissant sa fourrure parcourue de plaques dénudées, comme brûlées.
« Nous savons exactement ce qu’est ce lac », répondit-il calmement. « C’est là que tout a commencé pour toi. C’est là que le jeune paon rejeté que tu étais a trouvé le pouvoir qu’il croyait désirer. »
Ces paroles frappèrent Narcisse comme une gifle. Ses yeux s’écarquillèrent, une lueur de panique y dansant brièvement.
« Silence ! Vous ne savez rien de moi ! Rien de ce que j’ai enduré ! »
Jules s’avança à son tour, rejoignant Noa. « Nous savons que tu as souffert. Que tu as été moqué, rejeté pour ton apparence ordinaire. Que ce lac t’a offert ce que tu croyais être une solution – un moyen de forcer les autres à te voir comme tu voulais être vu. »
Le Paon recula imperceptiblement, ses plumes frémissant d’agitation. C’était étrange de voir cet être si puissant, si craint, soudain déstabilisé par de simples paroles.
« Vous… vous cherchez à me manipuler », balbutia-t-il. « Mais vous échouerez. Dans quelques heures, le Festival commencera. Vous serez les premiers à recevoir votre Reflet Véritable – avant d’être bannis à jamais. »
Louise, qui était restée en retrait, prit alors la parole d’une voix douce mais ferme : « Est-ce vraiment ce que tu veux, Narcisse ? Perpétuer un cycle de peur et de rejet ? N’est-ce pas exactement ce dont tu as souffert toi-même ? »
Cette question sembla toucher quelque chose de profond en lui. Pendant un bref instant, son masque d’arrogance se fissura, révélant une expression de doute presque enfantine.
Mais ce moment de vulnérabilité fut rapidement remplacé par une colère défensive. « Assez ! » cria-t-il, ses plumes projetant soudain un éclat aveuglant. « Gardes ! À moi ! »
Des battements d’ailes se firent entendre au loin – les corbeaux, alertés par son cri, se dirigeaient vers le Lac des Mirages. Ils n’avaient plus que quelques instants.
Noa échangea un regard avec Jules et Louise. Ils n’avaient pas prévu cette confrontation directe, n’avaient pas eu le temps d’élaborer un plan. Mais quelque chose dans l’attitude de Narcisse – cette oscillation entre arrogance et insécurité – lui donna une idée.
« Avant que tes gardes n’arrivent », dit-il rapidement, « réponds à une simple question : quand as-tu regardé ton propre reflet pour la dernière fois ? Pas celui que tes plumes-miroirs te renvoient, mais ton vrai reflet ? »
La question sembla dérouter complètement le Paon. « Mon… vrai reflet ? »
« Dans le lac », précisa Noa, désignant la surface miroitante derrière Narcisse. « Les eaux qui t’ont transformé montrent la vérité, n’est-ce pas ? C’est pourquoi tu viens ici chaque matin – non pas pour admirer ta perfection illusoire, mais pour te rappeler ce que tu cherches désespérément à fuir. »
Cette suggestion provoqua chez Narcisse une réaction viscérale. Ses plumes se rabattirent brutalement contre son corps, comme s’il cherchait à se protéger d’une attaque invisible.
« Tu ne sais pas de quoi tu parles ! » Sa voix avait perdu toute sa mélodie habituelle, devenant rauque, presque suppliante.
Les battements d’ailes se rapprochaient. Jules lança un regard inquiet vers le ciel. « Noa, quoi que tu aies en tête, c’est maintenant ou jamais. »
Le jeune renard prit alors la décision la plus audacieuse de sa vie. Au lieu d’attaquer Narcisse ou de tenter de fuir, il s’avança vers lui, les pattes levées en signe de paix.
« Je veux te proposer un échange », dit-il. « Un reflet contre un reflet. »
Narcisse le fixa avec méfiance. « Que veux-tu dire ? »
« Montre-moi ton vrai reflet dans le lac, et je te montrerai le mien. » Noa fit une pause, puis ajouta : « Pas le reflet du métamorphe que tu méprises, mais celui de quelqu’un qui, comme toi, a lutté pour découvrir qui il est vraiment. »
Cette proposition inattendue sembla déstabiliser complètement le Paon. Il regarda tour à tour Noa, le lac, puis le ciel où les silhouettes des corbeaux se dessinaient déjà.
« Pourquoi ferais-je cela ? » demanda-t-il finalement, mais sa voix avait perdu de son assurance.
« Parce que tu es fatigué », répondit simplement Noa. « Fatigué de maintenir cette illusion. Fatigué de vivre dans la peur que quelqu’un découvre ton secret. Fatigué d’imposer aux autres ce que tu t’imposes à toi-même chaque jour. »
Quelque chose dans ces paroles sembla résonner profondément en Narcisse. Ses épaules s’affaissèrent légèrement, comme si un poids invisible s’alourdissait soudain.
« Mes gardes seront là dans un instant », murmura-t-il, mais c’était plus une constatation qu’une menace.
« Alors nous n’avons pas de temps à perdre. »
Dans un geste qui surprit même Jules et Louise, Noa s’approcha du bord du lac et tendit sa patte vers Narcisse. Après une hésitation qui parut interminable, le Paon Miroir l’accepta.
Ensemble, ils s’avancèrent jusqu’au bord de l’eau. Le reflet qui leur apparut n’était pas celui qu’ils attendaient – au lieu de montrer leurs apparences actuelles, le lac sembla voir à travers eux, révélant des images plus profondes, plus vraies.
Noa vit dans son reflet un être qui n’était ni tout à fait renard, ni tout à fait autre chose – une créature dont les contours semblaient constamment en mouvement, comme si sa forme véritable ne pouvait être capturée en un seul instant figé. C’était déstabilisant et en même temps profondément apaisant, comme si le lac confirmait ce qu’il avait toujours ressenti : sa nature n’était pas de se fixer, mais d’évoluer.
Quant à Narcisse, ce qu’il vit le fit chanceler. Son reflet ne montrait pas le paon magnifique et redouté qu’il était devenu, ni même le jeune oiseau ordinaire qu’il avait été. Il montrait quelque chose entre les deux – un être qui portait à la fois les cicatrices de son passé et le potentiel d’une beauté authentique, non pas imposée aux autres, mais rayonnant de l’intérieur.
« Non… », murmura-t-il, ses jambes fléchissant sous le choc de cette révélation. « Ce n’est pas… ce n’est pas moi. »
« C’est exactement toi », dit doucement Noa. « Ni le paon rejeté que tu étais, ni l’illusion que tu as créée. Mais l’être que tu pourrais être si tu acceptais toutes les parts de toi-même. »
Un son étrange s’échappa de la gorge de Narcisse – à mi-chemin entre un sanglot et un rire. Les fissures dans ses plumes-miroirs s’élargissaient à vue d’œil, certaines se brisant complètement pour révéler en dessous des plumes ordinaires mais saines.
« Que m’arrive-t-il ? » s’exclama-t-il, regardant avec effroi ce processus qu’il ne pouvait contrôler.
« Tu te libères », répondit Noa. « Les miroirs ne peuvent plus contenir ce que tu as vu. La vérité brise l’illusion. »
Les corbeaux arrivèrent à cet instant précis, se posant en cercle autour du lac. Mais au lieu d’attaquer immédiatement, ils restèrent figés de stupeur devant le spectacle qui s’offrait à eux – leur maître à genoux devant le lac, ses précieuses plumes-miroirs se détachant une à une pour révéler le paon ordinaire qu’il avait toujours été sous cette couche d’illusion.
« Maître ? » croassa l’un d’eux, incertain.
Narcisse se redressa lentement, chancelant comme un nouveau-né. Son regard passa des corbeaux à Noa, puis à Jules et Louise qui s’étaient rapprochés. Une lueur de compréhension nouvelle brillait dans ses yeux.
« Il n’y aura pas d’arrestation », déclara-t-il d’une voix qui, bien que dépourvue de son éclat mélodieux habituel, portait une autorité nouvelle – celle qui vient non pas de la peur inspirée, mais du respect mérité.
Les corbeaux échangèrent des regards confus, mais n’osèrent pas contester cet ordre direct.
« Le Festival… », commença l’un d’eux.
« Le Festival aura lieu », confirma Narcisse. « Mais pas comme prévu. »
Il se tourna vers Noa, une vulnérabilité nouvelle inscrite sur ses traits. « Tu avais raison. J’ai passé ma vie à fuir ce que j’étais, à imposer aux autres une perfection illusoire par peur d’être à nouveau rejeté. » Il fit une pause, contemplant les fragments de miroir éparpillés autour de lui. « Mais cette perfection était une prison – pour moi autant que pour les autres. »
Noa sentit une vague de soulagement le submerger. Était-ce possible ? Avaient-ils réellement réussi à atteindre Narcisse, à briser le cycle de peur et de contrôle qu’il avait instauré ?
« Que vas-tu faire maintenant ? » demanda Jules, toujours méfiant.
Narcisse observa le lac, puis le ciel qui s’éclaircissait progressivement. « Revenir aux origines. Le Festival des Reflets était autrefois une célébration de la diversité, un moment où chacun partageait ses changements, ses évolutions. Il peut le redevenir. »
Cette déclaration fit naître un espoir presque douloureux dans le cœur de Noa. Un monde où changer ne serait plus un crime, où être différent ne signifierait plus être exilé…
« Tu crois que c’est possible ? » demanda-t-il. « Après tant d’années d’habitudes contraires ? »
Narcisse eut un sourire triste. « Ce ne sera pas facile. Beaucoup se sont habitués à l’ordre que j’ai imposé, trouvent du réconfort dans ses certitudes. » Il regarda les corbeaux qui attendaient, manifestement désorientés par ce revirement. « Mais je commencerai par dire la vérité. Ma vérité. Et peut-être que cela en inspirera d’autres à trouver la leur. »
Les heures qui suivirent furent surréalistes. Tandis que la Vallée des Apparences s’éveillait, frémissante d’excitation pour le Festival imminent, une révolution silencieuse se préparait.
Narcisse réunit ses conseillers les plus proches, expliquant sa décision de transformer le Festival. Beaucoup protestèrent, certains avec véhémence, voyant leurs privilèges menacés. Mais le Paon, bien que dépouillé de ses plumes-miroirs, conservait encore une autorité naturelle que peu osaient défier ouvertement.
Noa, Jules et Louise furent invités à participer à ces discussions, apportant leurs perspectives sur ce que pourrait devenir cette nouvelle célébration. Louise, avec son expérience académique, suggéra de réintroduire les anciens textes qui décrivaient le Festival originel. Jules, fort de son vécu de transformation choisie, proposa des rituels qui honoreraient à la fois la permanence et le changement.
Quant à Noa, il observait ces échanges avec un mélange d’émerveillement et d’incrédulité. Après tant de peur, tant de rejet, se retrouver soudain au cœur d’un changement si profond semblait presque trop beau pour être vrai.
« À quoi penses-tu ? » lui demanda Narcisse lors d’une pause dans les préparatifs.
Noa hésita, cherchant ses mots. « Je pense à mon père », admit-il finalement. « À sa certitude que changer est contre nature. Je me demande s’il pourra un jour comprendre. »
Le Paon le regarda longuement, une nouvelle sagesse dans ses yeux. « La compréhension ne vient pas toujours d’un coup. Parfois, elle s’infiltre lentement, comme l’eau qui façonne la pierre. Ce qui importe, c’est de rester fidèle à ta vérité tout en respectant son cheminement à lui. »
Ces paroles touchèrent Noa profondément. N’était-ce pas là le cœur du problème ? Trouver comment être authentiquement soi-même tout en maintenant les liens avec ceux qui nous sont chers, même quand ils ne comprennent pas.
Le soir venu, alors que les derniers préparatifs pour le Festival du lendemain battaient leur plein, Noa se retira un moment à l’écart. Sa fourrure avait partiellement récupéré de l’épreuve des miroirs brisés, mais il se sentait épuisé jusqu’à l’âme.
Jules le rejoignit, s’asseyant silencieusement à ses côtés sur un banc de pierre qui surplombait la Vallée illuminée de mille lanternes.
« Tu as réussi, Noa », dit-il doucement. « Tu as changé les choses d’une manière que personne n’aurait cru possible. »
Le jeune renard secoua légèrement la tête. « Nous avons réussi. Toi, moi, Louise… même les Écureuils Jumeaux et le Sage Hibou. Et Narcisse lui-même – il a choisi de voir la vérité quand il aurait pu continuer à se cacher derrière ses miroirs. »
Jules acquiesça, son regard pensif parcourant l’horizon. « Mais c’est toi qui as montré le chemin. Ta capacité à voir au-delà des apparences, à comprendre que même quelqu’un comme Narcisse portait une blessure… c’est un don aussi précieux que ta métamorphose. »
Noa sentit une chaleur se répandre dans sa poitrine à ces mots. Leur relation avait toujours été complexe – amitié profonde teintée de quelque chose qu’il n’avait jamais osé nommer. Dans ce moment de calme avant la tempête de changements qui s’annonçait, il se sentit assez courageux pour poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
« Jules… qu’y a-t-il vraiment entre nous ? »
Le jeune blaireau ne parut pas surpris par cette question directe. Un léger sourire étira ses lèvres tandis qu’il contemplait les étoiles qui commençaient à apparaître.
« Je crois que nous sommes deux âmes qui se reconnaissent », répondit-il finalement. « Deux êtres qui comprennent ce que signifie être en transition, en devenir. Peut-être est-ce de l’amitié, peut-être est-ce de l’amour, peut-être est-ce quelque chose qui n’a pas encore de nom. » Il tourna son regard vers Noa. « Mais je sais que quoi que ce soit, c’est précieux et vrai. »
Cette réponse, ni définitive ni évasive, apaisa Noa d’une manière qu’il n’aurait pas su expliquer. Comme si Jules avait compris que, tout comme son identité, ses sentiments aussi étaient en évolution, et méritaient l’espace pour se définir à leur propre rythme.
Ils restèrent ainsi côte à côte, dans un silence confortable, jusqu’à ce que Louise vienne les chercher pour les dernières discussions avant le grand jour.
Cette nuit-là, alors que Noa s’endormait dans une chambre d’invité du Pavillon – ironie du sort – il sentit que quelque chose s’était apaisé en lui. Le chemin restait long, les défis nombreux. Demain, ils devraient annoncer les changements à une population habituée depuis des générations à un certain ordre. Son père et sa famille apprendraient ce qui s’était passé. Le monde qu’ils connaissaient serait ébranlé dans ses fondements.
Mais pour la première fois, Noa se sentait prêt – non pas parce qu’il avait toutes les réponses, mais parce qu’il avait appris que les questions elles-mêmes faisaient partie du voyage. Sa métamorphose n’était pas une malédiction à cacher ni même un pouvoir à maîtriser, mais une expression de sa nature profonde – changeante, adaptative, en perpétuelle évolution.
Alors qu’il glissait vers le sommeil, une dernière pensée traversa son esprit : le plus grand miroir à briser n’était peut-être pas celui de Narcisse, mais celui que chacun porte en soi – ce reflet figé de ce que nous croyons devoir être, plutôt que de ce que nous sommes vraiment, dans toute notre complexité mouvante.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 165
