La brume matinale enveloppait la Forêt des Identités d’un voile opalescent, transformant les arbres en silhouettes fantomatiques. Au point de rencontre convenu, trois figures attendaient dans un silence tendu.
Noa avait les yeux cernés après une nuit presque blanche. L’annonce de son départ avait provoqué exactement la tempête qu’il redoutait – Frédéric avait alterné entre colère froide et supplications désespérées, tandis que Lidye s’était réfugiée dans sa chambre en sanglotant. Seule la présence apaisante de Louise avait évité que la situation ne dégénère complètement.
Jules, fidèle à sa promesse, était arrivé le premier à l’aube. Sa surprise fut évidente lorsqu’il vit Louise accompagner Noa.
« Je ne savais pas que nous aurions de la compagnie », remarqua-t-il avec une légère tension dans la voix.
« Ma sœur a insisté pour venir », expliqua Noa, espérant que les deux animaux qui comptaient le plus pour lui parviendraient à s’entendre malgré leurs différences.
Louise et Jules se jaugèrent mutuellement. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, l’échange avait été glacial – Louise accusant à demi-mot Jules d’entraîner son frère dans une voie dangereuse.
« Je suis là pour Noa », précisa Louise avec diplomatie. « Nous avons le même objectif – le protéger. »
Jules hocha lentement la tête, acceptant cette trêve temporaire. « Les Falaises Brumeuses sont à l’est, au-delà de la Vallée des Apparences. Nous devrons traverser le territoire du Paon Miroir. »
Cette perspective fit frissonner Noa. La Vallée des Apparences était le domaine personnel du Paon, là où il régnait en maître absolu, entouré de ses fidèles – essentiellement des paons ordinaires qui l’adulaient, mais aussi des corbeaux qui lui servaient d’espions et de gardes.
« Comment traverserons-nous sans être repérés ? » s’inquiéta Louise.
Jules sortit de son sac de voyage trois grands morceaux d’écorce, soigneusement taillés. « Les Écureuils Jumeaux m’ont donné ces masques. Ils dissimuleront partiellement nos traits distinctifs. Pas parfaitement, mais assez pour ne pas attirer l’attention immédiate. »
Les masques étaient remarquablement travaillés, ornés de mousse et de petites plumes qui, une fois portés, modifiaient subtilement l’apparence de celui qui les arborait. Noa enfila le sien, sentant l’écorce fraîche contre sa fourrure.
« Comment me trouves-tu ? » demanda-t-il à Jules avec un sourire nerveux.
« Méconnaissable », répondit Jules, une lueur étrange dans le regard. « Mais toujours toi, au fond. »
Ces paroles touchèrent Noa plus qu’il ne l’aurait admis. Être reconnu pour son essence, au-delà des apparences – n’était-ce pas exactement ce qu’il désirait ?
Le petit groupe se mit en route, suivant d’abord le cours sinueux de la Rivière Miroitante qui serpentait à travers la forêt. Le chemin était long, mais les trois voyageurs maintenaient un rythme soutenu, conscients que chaque heure les rapprochait du Festival des Reflets – et du destin qu’ils espéraient modifier.
Midi approchait lorsqu’ils atteignirent la frontière de la Vallée des Apparences. Le changement de paysage était saisissant – la végétation luxuriante de la forêt cédait progressivement la place à des jardins méticuleusement entretenus, où chaque plante semblait taillée pour refléter une image précise, figée dans une perfection artificielle.
« C’est magnifique… et terrifiant », murmura Louise.
« Le reflet de son âme », commenta Jules avec amertume. « Tout est apparence, contrôle, illusion de perfection. »
Ils avancèrent prudemment, leurs masques en place, se mêlant aux nombreux animaux qui circulaient dans la vallée. Noa fut frappé par l’atmosphère étrange qui régnait ici – chaque créature semblait porter une version embellie, idéalisée d’elle-même. Les cerfs avaient des bois parfaitement symétriques, les lièvres des fourrures immaculées, les oiseaux des plumages aux couleurs éclatantes.
« On dirait qu’ils sont tous… artificiels », chuchota Noa.
« C’est l’effet du Paon », expliqua Jules. « Son pouvoir influence graduellement l’apparence de ceux qui vivent sous sa domination. Ils finissent par incarner l’image qu’il a d’eux. »
Cette révélation glaça Noa. Perdre sa capacité à changer, être figé dans une forme unique – c’était son pire cauchemar.
Ils progressaient en silence lorsqu’une commotion attira leur attention. Au centre d’une place circulaire ornée de fontaines miroitantes, un attroupement s’était formé. Poussés par la curiosité, les trois amis s’approchèrent.
Au milieu du cercle se tenait une jeune biche dont la robe présentait une anomalie frappante – au lieu du pelage uniformément brun attendu, une large tache blanche s’étendait sur son flanc gauche, formant presque une étoile.
Face à elle, perché sur une estrade, se dressait un paon ordinaire portant une écharpe aux couleurs chatoyantes – visiblement un officier au service du Paon Miroir.
« Mademoiselle Étoile », déclarait-il d’une voix pompeuse, « vous avez été convoquée pour altération non autorisée de votre apparence naturelle. Comment plaidez-vous ? »
La biche tremblait, ses grands yeux emplis de peur. « Je n’ai rien fait, je vous assure ! Cette marque est apparue d’elle-même il y a quelques jours. Je ne peux pas la contrôler ! »
Des murmures parcoururent la foule. L’officier paon agita ses plumes avec impatience.
« L’apparition spontanée de caractéristiques non conformes est un signe de déviance intérieure. Selon la loi de la Vallée, vous devez vous présenter au Pavillon de Rectification pour y recevoir un traitement approprié avant le Festival. »
La biche pâlit visiblement. « Le Pavillon de Rectification ? Mais je n’ai rien fait de mal ! »
« Ce n’est pas une punition », insista l’officier avec un sourire qui démentait ses paroles. « C’est pour votre bien. Pour vous aider à retrouver votre véritable nature. »
Deux corbeaux s’approchèrent pour escorter la biche, qui lançait des regards désespérés autour d’elle, cherchant un soutien qui ne venait pas.
Noa sentit quelque chose bouillonner en lui – une indignation, une colère qui faisait vibrer chaque poil de sa fourrure. Sans réfléchir, il s’avança d’un pas.
« Arrêtez ! » s’écria-t-il, faisant sursauter l’assemblée entière.
Louise tenta de le retenir, mais il était trop tard. Tous les regards s’étaient tournés vers lui.
« Qui ose interrompre une procédure officielle ? » demanda l’officier paon, ses yeux perçants scrutant la foule.
Noa sentit son cœur battre à tout rompre, mais il ne pouvait plus reculer. « Cette biche n’a commis aucun crime. Être différent n’est pas une faute ! »
L’officier plissa les yeux, observant attentivement le jeune renard masqué. « Retirez ce masque, citoyen, et identifiez-vous. »
Noa hésita, mais avant qu’il puisse décider quoi faire, quelque chose d’extraordinaire se produisit. Sa fourrure, comme animée d’une volonté propre, se mit à onduler sous son masque. Des vagues de couleurs – or, cuivre, ambre, bronze – pulsaient à travers son pelage, créant un spectacle hypnotique.
Des exclamations de surprise et d’effroi s’élevèrent de la foule. L’officier paon recula d’un pas, visiblement déstabilisé.
« Un métamorphe ! » s’écria quelqu’un. « C’est un métamorphe ! »
Ce mot, prononcé comme une accusation, déclencha une panique immédiate. Les métamorphes étaient des créatures de légende, censées avoir disparu depuis des générations – des êtres capables de modifier leur apparence à volonté, représentant tout ce que le Paon Miroir abhorrait.
« Saisissez-le ! » ordonna l’officier, retrouvant ses esprits.
Les corbeaux abandonnèrent la biche pour se précipiter vers Noa. Jules réagit instantanément, s’interposant avec une férocité surprenante. Louise, surmontant sa stupéfaction, attrapa la patte de son frère pour l’entraîner vers une issue.
Mais Noa restait figé, fasciné par sa propre transformation. Ce n’était pas simplement sa fourrure qui changeait – il sentait quelque chose de plus profond, comme si chaque cellule de son corps vibrait à l’unisson, prête à se reconfigurer selon sa volonté.
« Noa ! » hurla Jules. « Cours ! »
Ce cri le ramena à la réalité. Les trois amis s’élancèrent à travers la foule, poursuivis par les corbeaux qui lançaient des cris d’alerte stridents.
Ils dévalèrent des ruelles étroites, tournant au hasard, cherchant désespérément à semer leurs poursuivants. La respiration haletante, le cœur au bord de l’explosion, ils finirent par se réfugier dans ce qui semblait être un entrepôt abandonné.
« C’était de la folie ! » siffla Louise, une fois qu’ils eurent repris leur souffle. « Tu as révélé ta nature en plein territoire ennemi ! »
Mais Jules observait Noa avec une expression mêlant émerveillement et inquiétude. « Tu ne contrôlais pas cette transformation, n’est-ce pas ? »
Noa secoua la tête, encore étourdi par l’expérience. « C’était comme si… comme si quelque chose s’éveillait en moi. Je l’ai senti – ce pouvoir. C’était grisant et terrifiant à la fois. »
« Un véritable métamorphe », murmura Jules. « Les légendes disaient vrai. Ils existent encore. »
Louise s’approcha de son frère, examinant sa fourrure qui avait retrouvé sa teinte habituelle. « Qu’est-ce que cela signifie, Noa ? Qu’es-tu exactement ? »
Une question qui résonnait profondément en lui. Qu’était-il ? Un renard ordinaire avec une anomalie ? Un métamorphe issu d’une lignée oubliée ? Ou quelque chose d’entièrement nouveau ?
« Je ne sais pas », admit-il. « Mais je sens que le Sage Hibou pourra m’aider à comprendre. »
Ils n’eurent pas le loisir de poursuivre cette conversation. Un bruit de battements d’ailes annonça l’approche des corbeaux. Ils devaient fuir, et vite.
« Par ici », indiqua Jules, désignant une lucarne à l’arrière du bâtiment. « Elle donne sur les jardins extérieurs. Si nous parvenons à atteindre la lisière est, nous serons sur le chemin des Falaises. »
Ils s’échappèrent de justesse, rampant à travers des buissons sculptés, contournant des fontaines ornementales, toujours pourchassés par les sentinelles du Paon. La frontière est de la Vallée était marquée par une rivière peu profonde mais large, scintillant comme du mercure sous le soleil de l’après-midi.
« Nous devons traverser », déclara Jules. « L’eau masquera notre odeur. »
Louise hésita, fixant le courant avec appréhension. « Je n’ai jamais été très à l’aise dans l’eau… »
« Je t’aiderai », promit Noa, pressant doucement l’épaule de sa sœur.
Ils s’engagèrent dans l’eau froide, progressant lentement. Louise s’accrochait au flanc de Noa, luttant contre le courant qui menaçait de l’emporter. Jules, plus robuste, ouvrait la voie.
Ils avaient presque atteint l’autre rive lorsqu’un cri perçant leur glaça le sang. Une escadrille de corbeaux fondait sur eux, leurs serres tendues pour capturer.
« Plongez ! » hurla Jules.
Louise, paniquée, perdit pied et fut emportée par le courant. Noa plongea pour la rattraper, mais le poids combiné de leurs fourrures gorgées d’eau les entraînait vers le fond.
Dans cet instant de détresse absolue, quelque chose se produisit – une métamorphose plus profonde et plus complète que tout ce que Noa avait expérimenté auparavant. Ses pattes s’allongèrent, ses doigts se transformèrent en palmes, sa fourrure devint lisse et hydrofuge comme celle d’une loutre.
Avec cette nouvelle forme, il put facilement rejoindre Louise, la hisser à la surface et la conduire vers la berge où Jules les attendait, stupéfait.
« Noa… tu as… »
« Je sais », haleta le jeune renard, reprenant progressivement sa forme normale à mesure qu’il s’éloignait de l’eau. « Je ne pensais pas en être capable. C’est arrivé… instinctivement. »
Les corbeaux, confus par cette transformation inattendue, tournoyaient au-dessus de la rivière, cherchant leurs proies.
« Ils vont signaler ta capacité au Paon », avertit Jules gravement. « À partir de maintenant, tu es officiellement une menace pour lui. »
Louise, encore secouée par sa quasi-noyade, serra la patte de son frère. « Tu m’as sauvée. Grâce à ce don que tu as… ce don que père considérait comme une malédiction. »
Ces mots réchauffèrent le cœur de Noa. Pour la première fois, sa différence avait été une force, un atout – pas une tare à dissimuler.
Les trois amis s’enfoncèrent rapidement dans la forêt qui bordait la Vallée des Apparences, sachant que leur quête venait de prendre une dimension nouvelle. Ce n’était plus seulement une course contre la montre avant le Festival – c’était désormais un affrontement direct avec le Paon Miroir.
Alors qu’ils progressaient vers les Falaises Brumeuses, Noa sentait en lui une certitude grandissante : son pouvoir de métamorphe n’était pas un accident. C’était sa nature profonde, son essence véritable. Et quelque part au fond de lui, il savait que ce don avait un but – peut-être celui de briser les miroirs qui emprisonnaient tant d’âmes dans des reflets figés.
Dans le ciel, une silhouette blanche les suivait discrètement – le Sage Hibou, témoin silencieux de l’éveil d’un pouvoir qui pourrait changer le destin de la Forêt des Identités tout entière.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 165
