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Le lendemain après-midi, les quatre adolescents se retrouvèrent dans la salle de danse d’Estelle. Min-ho se tenait au centre de la pièce, vêtu d’un simple t-shirt noir et d’un pantalon de jogging, mais sa posture était celle d’un danseur professionnel. Héléna ne pouvait s’empêcher de l’observer avec curiosité. Quelque chose chez lui semblait familier et étranger à la fois.

« Avant de commencer », dit Min-ho, « j’aimerais vous montrer une danse traditionnelle coréenne appelée le Buchaechum, la danse des éventails. »

Il sortit de son sac deux éventails colorés et se plaça au centre de la pièce. Estelle s’empressa d’allumer son iPad pour filmer, mais Min-ho secoua doucement la tête.

« Pas d’enregistrement, s’il te plaît. Cette danse est un moment à vivre, pas à capturer. »

Estelle parut déconcertée mais posa son appareil. Min-ho ferma les yeux un instant, puis commença à danser. Ses mouvements étaient à la fois fluides et précis, les éventails semblant prolonger ses bras comme des ailes multicolores. Le contraste avec les chorégraphies K-pop qu’elles avaient l’habitude d’imiter était saisissant. Ici, chaque geste racontait une histoire, chaque transition portait une émotion.

Héléna sentit quelque chose remuer en elle. Cette danse n’était pas seulement belle à regarder ; elle résonnait comme un appel, comme si un souvenir enfoui tentait de refaire surface.

Lorsque Min-ho termina sa démonstration, le silence régna quelques secondes avant que Delphine n’éclate en applaudissements enthousiastes.

« C’était magnifique ! » s’exclama-t-elle en bondissant. « Comment as-tu appris à danser comme ça ? »

« Mon grand-père m’a enseigné depuis que je suis petit », expliqua Min-ho. « Il dit que ces danses sont l’âme de notre culture, qu’elles racontent notre histoire mieux que n’importe quel livre ou vidéo. »

Il regarda directement Héléna en prononçant ces mots, et elle sentit la marque sur son poignet la brûler légèrement.

« Ce que je vous propose », continua Min-ho, « c’est de créer une performance qui mélange ces mouvements traditionnels avec les éléments modernes de la K-pop que vous aimez. Pas une simple copie, mais une véritable création. »

« Je ne sais pas… », hésita Estelle. « On avait déjà bien avancé sur notre chorégraphie de Blackpink. »

« Qui ne sera pas acceptée puisqu’elle n’est pas originale », rappela Héléna, surprise par sa propre assurance. « Je pense que l’idée de Min-ho est excellente. »

Delphine acquiesça vigoureusement. « Moi aussi ! C’est beaucoup plus intéressant ! »

Estelle finit par céder, bien qu’à contrecœur. Ils passèrent l’heure suivante à apprendre les bases du Buchaechum, Min-ho les guidant avec patience. Héléna, à sa propre surprise, assimilait les mouvements avec une facilité déconcertante, comme si son corps se souvenait d’une danse qu’elle n’avait jamais apprise.

« Tu as un talent naturel », lui dit Min-ho alors qu’ils faisaient une pause. Les autres étaient parties chercher des boissons dans la cuisine. « C’est comme si la danse était déjà en toi. »

Héléna baissa les yeux vers son poignet. La marque était presque invisible, mais elle la sentait pulser sous sa peau.

« Est-ce que c’est… à cause de ça ? » murmura-t-elle, montrant la trace laissée par L’Éclat Virtuel.

Min-ho l’examina sans surprise, confirmant les soupçons d’Héléna : il savait.

« Non », dit-il doucement. « Ce que tu as là t’aide à copier parfaitement, mais ce que je vois maintenant, c’est différent. C’est ton propre talent qui s’exprime. »

« Comment sais-tu pour… cette chose ? » demanda Héléna, la voix tremblante.

Min-ho soupira, ses yeux soudain plus anciens que son visage adolescent. « Disons que j’ai déjà rencontré L’Éclat Virtuel. Et j’ai vu ce qu’il fait aux personnes qui s’y attachent trop. »

Avant qu’Héléna puisse l’interroger davantage, Estelle et Delphine revinrent avec des bouteilles d’eau et des collations. La conversation dévia naturellement vers l’organisation de leur performance.

Plus tard ce soir-là, en rentrant chez elle, Héléna prit intentionnellement le chemin qui passait par le parc. Comme elle s’y attendait, L’Éclat Virtuel apparut dès qu’elle s’assit sur le banc désormais familier.

« Tu m’as appelé ? » demanda l’entité, sa surface miroitante reflétant le visage d’Héléna mais avec des traits plus fins, plus parfaits.

« Qui est Min-ho ? » demanda-t-elle directement.

L’Éclat Virtuel vacilla légèrement, sa lumière diminuant avant de se stabiliser. « Un obstacle », répondit-il enfin. « Quelqu’un qui ne comprend pas la valeur de ce que je t’offre. »

« Il a dit qu’il te connaissait. »

« Peut-être », concéda l’entité. « Mais il a choisi de rester dans le passé, attaché à des traditions poussiéreuses. Toi, Héléna, tu mérites mieux. Tu mérites d’être connectée au monde moderne, d’avoir accès à tout ce que tes amies ont. »

L’argument touchait une corde sensible. Héléna ressentit cette familière montée de frustration en pensant à l’iPad d’Estelle, à tout ce qu’elle ne pouvait pas faire sans technologie.

« Si tu veux vraiment briller lors de ce concours », poursuivit L’Éclat Virtuel, « laisse-moi t’aider davantage. Je peux te montrer des mouvements que personne d’autre ne connaît, des combinaisons qui impressionneront même ce Min-ho. »

L’offre était tentante. Malgré son inexplicable connexion avec les mouvements traditionnels enseignés par Min-ho, Héléna voulait plus, voulait être exceptionnelle.

« D’accord », dit-elle. « Montre-moi. »

L’Éclat Virtuel s’approcha, enveloppant sa main. Cette fois, la sensation était plus intense, presque douloureuse. Des images défilèrent dans son esprit : des mouvements de danse complexes, des figures acrobatiques, des expressions faciales minutieusement chorégraphiées.

Lorsque la connexion se rompit, Héléna se sentit étourdie. La marque sur son poignet brillait plus intensément qu’auparavant.

« Ces connaissances sont maintenant tiennes », murmura L’Éclat Virtuel. « Mais souviens-toi de notre accord. Chaque don exige une compensation. »

« Quelle compensation ? » demanda Héléna, soudain inquiète.

« Rien d’important… juste quelques souvenirs dont tu n’as plus besoin. Des moments insignifiants. »

L’Éclat Virtuel disparut avant qu’elle ne puisse protester, la laissant seule avec un sentiment de malaise grandissant. Sur le chemin du retour, Héléna réalisa qu’elle ne se souvenait plus du visage de sa grand-mère décédée l’année précédente, celle qui lui chantait des berceuses quand elle était petite.

Le lendemain, en cours de musique, Mme Laurent les fit travailler sur des chansons traditionnelles de différents pays. Alors qu’Héléna chantonnait distraitement une mélodie coréenne que Min-ho leur avait apprise, la professeure s’arrêta net devant elle.

« Cette voix… », murmura Mme Laurent, visiblement émue. « Héléna, je ne savais pas que tu chantais aussi bien. »

Surprise, Héléna réalisa qu’elle avait chanté plus fort qu’elle ne le pensait. Plusieurs élèves la regardaient avec admiration.

« Ce n’est rien », balbutia-t-elle, embarrassée par l’attention soudaine.

« Au contraire », insista Mme Laurent. « Tu as un timbre unique, une présence dans ta voix. Est-ce que tu prends des cours ? »

« Non, je… je chante juste sous la douche. »

Mme Laurent sourit. « Parfois, les talents les plus purs sont ceux qui s’expriment naturellement, sans technologie ni artifice. » Son regard s’attarda sur Héléna. « J’aimerais te parler après le cours, si tu veux bien. »

Lorsque la classe se termina, Héléna s’approcha du bureau de Mme Laurent avec appréhension. La professeure rangeait des partitions dans son cartable.

« Tu sais, Héléna », commença-t-elle sans préambule, « j’ai été chanteuse professionnelle avant d’enseigner. »

« Vraiment ? » Héléna était surprise. Elle avait toujours vu Mme Laurent comme une simple professeure de musique, pas comme une artiste.

« Oui. J’ai chanté sur de grandes scènes, j’ai fait des tournées… C’était une vie excitante. » Elle sourit avec nostalgie. « Mais aussi une vie où l’on devient facilement dépendant de l’approbation des autres, des likes, des vues, des followers. »

Héléna sentit un frisson parcourir son dos. C’était comme si Mme Laurent lisait dans ses pensées.

« Je vois en toi quelque chose de précieux, Héléna. Une voix authentique, qui vient de l’intérieur. » Elle posa une main sur l’épaule de la jeune fille. « Ne la laisse pas être étouffée par la recherche de la perfection artificielle. »

« Je ne comprends pas », murmura Héléna, bien que son poignet la brûlât comme si L’Éclat Virtuel protestait contre cette conversation.

« Je crois que si. » Mme Laurent sortit de son sac un petit carnet usé. « Tiens, je veux te prêter ceci. C’était mon journal de bord quand j’ai commencé à chanter. Pas d’applications, pas d’enregistrements numériques – juste du papier, un crayon, et les émotions brutes qui accompagnent la découverte de sa propre voix. »

Héléna prit le carnet avec hésitation. Il semblait si simple, si primitif comparé aux tutoriels interactifs que L’Éclat Virtuel lui montrait.

« Essaie d’y écrire tes propres pensées, tes propres mélodies », suggéra Mme Laurent. « Et si tu veux en parler, ma porte est toujours ouverte. »

Ce soir-là, après une nouvelle session d’entraînement chez Estelle où Min-ho avait continué à leur enseigner les bases de la danse traditionnelle coréenne, Héléna s’enferma dans sa chambre avec le carnet de Mme Laurent. Les pages jaunies étaient remplies d’une écriture élégante, de notes de musique griffonnées, de paroles de chansons barrées et réécrites.

Elle tourna les pages avec curiosité, découvrant l’évolution d’une artiste à travers ses propres mots. Certaines entrées parlaient de doutes, d’échecs, mais aussi de moments de pure joie lorsque la musique coulait naturellement.

Une phrase en particulier attira son attention : « La vraie musique ne vient pas de ce que tu entends autour de toi, mais de ce que tu ressens à l’intérieur de toi. »

Héléna ferma les yeux, laissant ces mots résonner en elle. Puis, presque sans réfléchir, elle commença à fredonner une mélodie. Ce n’était pas du BTS, ni du Blackpink – c’était quelque chose de nouveau, quelque chose qui venait d’elle.

Elle saisit un crayon et commença à noter les notes sur une page vierge du carnet, puis des paroles qui exprimaient ses sentiments contradictoires – son désir d’appartenance, sa frustration face aux limites imposées par ses parents, mais aussi cette nouvelle sensation de découverte qu’elle ressentait depuis sa rencontre avec Min-ho.

Lorsqu’elle termina, elle réalisa qu’elle venait de composer sa première chanson. Une chanson imparfaite, brute, mais authentiquement sienne.

L’Éclat Virtuel apparut dans un coin de sa chambre, plus petit que d’habitude, comme diminué.

« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-il, sa voix moins mélodieuse qu’à l’accoutumée.

« Je crée », répondit simplement Héléna, surprise par sa propre assurance.

« Tu n’as pas besoin de créer. Je peux te donner accès à toutes les créations des plus grands artistes. Pourquoi te contenter de quelque chose d’amateur ? »

Héléna regarda la page sur laquelle elle venait d’écrire. C’était loin d’être parfait, mais c’était à elle.

« Parce que c’est la mienne », dit-elle doucement.

L’Éclat Virtuel vibra d’agitation. « Tu oublies notre accord. Tu me dois ton attention. »

« Je ne l’ai pas oublié. » Héléna referma le carnet. « Mais je commence à me demander si j’ai fait le bon choix. »

« Sans moi, tu seras de nouveau invisible », menaça l’entité. « Une fille ordinaire sans iPad, sans connexion, sans accès à ce qui compte vraiment. Est-ce ce que tu veux ? »

La question résonna profondément en Héléna. N’était-ce pas exactement ce qu’elle craignait ? Être laissée de côté, déconnectée du monde qui comptait pour elle ?

« Je… »

Avant qu’elle ne puisse répondre, son téléphone – ce vieux modèle basique – vibra. Un message de Min-ho, obtenu par Estelle qui avait partagé les numéros de tout le groupe :

« N’oublie pas : la vraie connexion ne nécessite pas d’écran. À demain pour la répétition. PS : Mon grand-père sera là. Il a hâte de rencontrer la fille avec le don naturel pour notre danse. »

Héléna relut le message plusieurs fois. Comment Min-ho pouvait-il envoyer exactement les mots dont elle avait besoin à ce moment précis ?

L’Éclat Virtuel s’approcha, tentant de lire par-dessus son épaule. « Qu’est-ce que c’est ? »

« Rien d’important », répondit Héléna en rangeant son téléphone. Une part d’elle-même était surprise par ce petit acte de résistance.

L’entité lumineuse sembla rétrécir légèrement. « Tu changes, Héléna. Ce n’était pas notre accord. »

« Peut-être que je découvre simplement qu’il y a différentes façons d’être connectée. »

L’Éclat Virtuel disparut sans un mot, laissant Héléna seule avec ses pensées et le carnet de Mme Laurent. Cette nuit-là, elle rêva non pas d’écrans et de performances parfaites, mais de danses anciennes sous un ciel étoilé, sa propre voix s’élevant claire et forte dans la nuit.

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