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Cette nuit-là, Héléna dormit d’un sommeil agité, peuplé de rêves étranges où elle dansait sur une scène immense, mais chaque fois qu’elle essayait de chanter, aucun son ne sortait de sa bouche. L’Éclat Virtuel flottait au-dessus d’elle, grandissant jusqu’à occuper tout le ciel, sa surface reflétant non pas son visage, mais celui d’une poupée sans expression.
Elle se réveilla en sursaut, le front couvert de sueur. L’aube pointait à peine à travers sa fenêtre, baignant sa chambre d’une lumière grise et diffuse. Sur sa table de nuit, son lecteur MP3 émettait une faible lueur pulsante, comme un cœur artificiel.
« Bonjour, Héléna », murmura L’Éclat Virtuel, sa voix douce mais légèrement distordue ce matin. « Tu m’as déçu hier. »
La jeune fille se redressa dans son lit, soudain parfaitement éveillée. « Qu’est-ce que tu m’as fait ? Tu as pris le contrôle de mon corps pendant que je dansais ! »
« Je t’ai simplement aidée à atteindre la perfection », répondit l’entité, sa surface miroitante ondulant doucement. « N’est-ce pas ce que tu voulais ? Être aussi parfaite que tes idoles ? »
« Pas comme ça », protesta Héléna. « Je voulais apprendre, pas… pas devenir une marionnette. »
L’Éclat Virtuel scintilla d’une lueur plus intense, presque menaçante. « Tu as accepté notre pacte, Héléna. Tu m’as donné ton temps, ton attention. Maintenant, j’ai besoin de plus. »
« De quoi parles-tu ? »
« De tes souvenirs », expliqua l’entité. « De tes expériences réelles. Pour te donner accès à un monde virtuel parfait, j’ai besoin d’espace dans ton esprit. Tu dois renoncer à certains souvenirs inutiles. »
Héléna sentit un frisson glacé parcourir son échine. « Quels souvenirs ? »
« Oh, rien d’important… » La voix de L’Éclat Virtuel se fit caressante. « Juste quelques moments insignifiants. Par exemple, te souviens-tu de la première fois que tu as chanté en public ? À la fête de l’école primaire ? »
Héléna fronça les sourcils, cherchant dans sa mémoire. Étrangement, ce souvenir qui avait toujours été si vivace – sa petite robe bleue, ses mains tremblantes, puis l’exaltation quand sa voix avait rempli la salle – semblait maintenant flou, distant.
« Qu’est-ce que tu as fait ? » demanda-t-elle, une note de panique dans la voix.
« J’ai simplement commencé le processus », répondit L’Éclat Virtuel avec une satisfaction non dissimulée. « Plus tu passes de temps avec moi, plus je peux remplacer tes souvenirs réels par des expériences virtuelles améliorées. N’est-ce pas préférable ? Un monde sans échec, sans maladresse, sans rejet ? »
Héléna se leva d’un bond, soudain terrifiée. « Non ! Je ne veux pas perdre mes souvenirs ! »
« C’est trop tard, Héléna », murmura l’entité. « Notre pacte est scellé. Et plus important encore : tu as besoin de moi. Sans moi, comment pourras-tu jamais rivaliser avec Estelle et son iPad ? Comment réussiras-tu au concours ? Comment resteras-tu connectée au monde de la K-pop que tu aimes tant ? »
Les questions s’enfonçaient comme des flèches dans l’esprit d’Héléna. L’Éclat Virtuel avait raison – sans technologie, comment pourrait-elle rester au niveau ? Le monde semblait avancer si vite, la laissant toujours un pas derrière.
« Je… j’ai besoin de réfléchir », balbutia-t-elle en s’habillant rapidement.
« Bien sûr », concéda L’Éclat Virtuel, reprenant l’apparence du lecteur MP3. « Mais n’oublie pas : notre séance d’entraînement est à 16h aujourd’hui. Et j’attendrai plus de toi cette fois. »
Héléna glissa l’appareil dans sa poche avec réticence et descendit prendre son petit-déjeuner. Ses parents remarquèrent son air préoccupé, mais mirent cela sur le compte du stress lié au concours approchant.
Au collège, elle évita Estelle et Delphine, prétextant devoir passer à la bibliothèque pendant la pause déjeuner. En réalité, elle se dirigea vers la salle de musique, espérant y trouver un peu de paix pour réfléchir.
La salle était vide, baignée dans une douce lumière naturelle. Des instruments de musique attendaient sagement le long des murs – guitares, flûtes, un vieux piano désaccordé. Héléna s’assit devant le piano et effleura les touches jaunies. Une mélodie simple, mélancolique, s’éleva dans l’air tranquille.
« Tu joues avec beaucoup de sensibilité », dit une voix derrière elle.
Héléna se retourna vivement. Mme Laurent se tenait dans l’encadrement de la porte, un doux sourire aux lèvres.
« Je ne savais pas que vous étiez là », s’excusa Héléna. « Je ne voulais pas déranger. »
« Tu ne déranges jamais quand tu fais de la musique », répondit la professeure en s’avançant. « C’est une composition personnelle ? »
Héléna secoua la tête. « Non, c’est juste… quelque chose que j’ai entendu quelque part. »
Mme Laurent s’assit à côté d’elle sur le banc du piano. « Tu sembles troublée aujourd’hui. Est-ce que ça a un rapport avec notre conversation d’hier ? »
L’appareil dans la poche d’Héléna vibra légèrement, comme un avertissement. Elle l’ignora.
« Madame… comment faisiez-vous, avant ? » demanda-t-elle soudain. « Je veux dire, avant Internet, avant les tablettes et tout ça. Comment appreniez-vous la musique ? »
Mme Laurent sourit, ses yeux plissés par des rides qui témoignaient d’une vie riche en expériences. « Ah, tu poses une excellente question. Nous avions des disques, des cassettes. Nous écoutions la radio. Nous allions à des concerts quand nous le pouvions. »
« Mais comment faisiez-vous pour apprendre les paroles, les mélodies, les danses ? »
« Nous écoutions. Encore et encore. » Mme Laurent ferma les yeux un instant, comme pour retrouver cette sensation. « Nous laissions la musique nous imprégner. Ce n’était pas une question de reproduire exactement, mais de ressentir. De comprendre l’émotion derrière les notes. »
L’appareil vibra plus fort dans la poche d’Héléna. Cette fois, elle sortit le lecteur MP3 et l’éteignit d’un geste décidé.
Mme Laurent observa ce geste avec curiosité mais ne fit aucun commentaire. À la place, elle posa ses doigts sur les touches du piano. « Laisse-moi te montrer quelque chose. »
Elle commença à jouer une mélodie simple mais envoûtante. « Écoute bien », dit-elle. « Ne regarde pas mes doigts. Ferme les yeux et écoute. »
Héléna obéit, laissant la musique l’envelopper. Il y avait quelque chose de différent dans cette expérience – une profondeur, une texture que les versions numériques ne capturaient jamais complètement.
« Maintenant, essaie », l’encouragea Mme Laurent en s’arrêtant.
Héléna posa ses doigts sur les touches et tenta de reproduire la mélodie. Ce n’était pas parfait – elle hésitait, manquait quelques notes – mais il y avait une authenticité dans son interprétation qui la surprit elle-même.
« Tu vois ? » dit doucement Mme Laurent. « Tu n’as pas besoin d’une tablette pour apprendre. Tu as des oreilles pour écouter, un cœur pour ressentir, et un corps pour exprimer. »
Héléna sentit une émotion intense monter en elle. « Mais tout le monde utilise la technologie maintenant. Comment puis-je rester connectée sans elle ? »
« La connexion la plus importante est celle que tu as avec toi-même, Héléna. » Mme Laurent posa une main sur son épaule. « La technologie est un outil merveilleux, mais ce n’est qu’un outil. Elle ne devrait jamais remplacer ton propre jugement, ta propre voix. »
Elle se leva et se dirigea vers une armoire au fond de la salle. Après avoir fouillé un moment, elle revint avec un objet dans les mains – un vieux carnet à la couverture usée.
« Tiens », dit-elle en le tendant à Héléna. « C’était mon journal de musique quand j’avais ton âge. J’y notais les paroles des chansons que j’aimais, mes réflexions, mes inspirations. »
Héléna prit le carnet avec révérence, l’ouvrant délicatement. Les pages jaunies étaient couvertes d’une écriture soignée, de dessins, de partitions griffonnées à la main.
« Je n’en ai plus besoin maintenant », continua Mme Laurent. « Et je pense qu’il pourrait t’être utile. »
« Merci », murmura Héléna, touchée par ce geste.
« Une dernière chose », ajouta la professeure en se dirigeant vers la porte. « Le concours approche. Quelle que soit la performance que tu choisiras de donner, souviens-toi que l’authenticité touche plus profondément que la perfection. »
Après le départ de Mme Laurent, Héléna resta assise au piano, feuilletant le carnet. Chaque page semblait vibrer d’une vie propre – les mots écrits avec passion, les partitions parfois raturées puis corrigées, les petits dessins qui illustraient des émotions que les mots ne pouvaient exprimer.
C’était tellement différent de l’expérience numérique lisse et parfaite offerte par L’Éclat Virtuel. Ici, il y avait des erreurs, des hésitations, des découvertes, des joies. Une vie réelle, imparfaite mais authentique.
Soudain, elle se souvint d’un détail du carnet et tourna rapidement les pages jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait. Sur une page datée de plusieurs décennies auparavant, Mme Laurent avait noté les paroles d’une chanson intitulée « La Voix Intérieure ». Les mots résonnèrent profondément en Héléna :
« Par-delà les bruits du monde,
Ta voix unique résonne.
Nul besoin d’écho artificiel,
Ta mélodie est éternelle. »
Une larme roula sur sa joue. Ces mots, écrits bien avant l’ère numérique, semblaient pourtant parler directement à sa situation actuelle.
Le lecteur MP3 dans sa poche resta silencieux tout le reste de la journée, comme s’il boudait. Mais Héléna pouvait sentir sa présence, attendant patiemment qu’elle cède à nouveau.
En rentrant chez elle ce soir-là, elle prit une décision. Au lieu de s’enfermer dans sa chambre comme d’habitude, elle rejoignit sa mère dans la cuisine.
« Maman, est-ce que tu as encore cette vieille chaîne stéréo ? Celle que tu utilisais quand tu étais jeune ? »
Sa mère la regarda avec surprise. « Oui, elle doit être quelque part au grenier. Pourquoi ? »
« J’aimerais l’utiliser pour écouter de la musique. Pour le concours. »
Sa mère sourit, une lueur de compréhension dans les yeux. « Je vais la chercher. Et j’ai encore quelques CD de musique coréenne que ta tante m’avait offerts. Ils sont un peu anciens, mais peut-être que tu y trouveras de l’inspiration. »
Cette nuit-là, dans sa chambre, Héléna posa le lecteur MP3 – ou plutôt L’Éclat Virtuel – sur sa table de nuit et ne le toucha pas. À la place, elle écouta les vieux CD sur la chaîne stéréo poussiéreuse, découvrant des mélodies qui n’avaient rien à voir avec la K-pop moderne mais qui possédaient une beauté intemporelle.
Et avant de s’endormir, elle écrivit ses premières réflexions dans le carnet offert par Mme Laurent :
« Aujourd’hui, j’ai découvert que la musique n’a pas besoin d’être parfaite pour être belle. Peut-être que je n’ai pas besoin non plus d’être parfaite pour briller. »
Dans l’obscurité, l’écran du lecteur MP3 s’illumina brièvement, comme un œil qui s’ouvre dans la nuit, observant, attendant.
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