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Le lendemain matin, Héléna se réveilla avec une étrange sensation de légèreté, comme si un poids avait été partiellement soulevé de ses épaules. Le soleil filtrait à travers ses rideaux, créant des motifs dansants sur son plancher. Sur sa table de nuit, le carnet de Mme Laurent reposait, ouvert à la page où elle avait écrit la veille.
À côté, le lecteur MP3 était étrangement silencieux.
Héléna le prit avec précaution. L’appareil semblait ordinaire, inerte – plus aucune trace de la présence surnaturelle qui l’habitait ces derniers jours. Avait-elle rêvé tout cela ? L’Éclat Virtuel avait-il abandonné ?
Elle appuya sur le bouton d’alimentation. L’écran s’illumina, affichant l’interface habituelle du lecteur MP3. Soulagée, elle le posa et se prépara pour l’école.
Ce jour-là, elle rejoignit Estelle et Delphine pour le déjeuner avec un enthousiasme renouvelé. Ses amies remarquèrent immédiatement le changement.
« Te revoilà enfin ! » s’exclama Delphine en bondissant pratiquement sur place. Ses cheveux blonds en bataille semblaient encore plus indisciplinés que d’habitude, comme si elle avait couru dans le vent. « On se demandait où tu étais passée ces derniers jours ! »
Estelle, élégante comme toujours dans son uniforme impeccablement repassé, la scrutait avec un mélange de curiosité et de soulagement. Ses cheveux bruns ondulés étaient retenus par une barrette discrète mais visiblement coûteuse. « Tu sembles différente aujourd’hui », observa-t-elle. « Plus… présente. »
Héléna sourit, touchée par leur inquiétude. « Je suis désolée d’avoir été distante. J’étais… préoccupée par le concours. »
« À propos du concours », enchaîna Estelle en sortant son iPad de son sac, « j’ai trouvé une nouvelle chorégraphie qui pourrait nous convenir. Plus simple que celle qu’on avait choisie, mais avec plus d’impact émotionnel. »
Elle fit glisser son doigt sur l’écran pour lancer une vidéo. Héléna se pencha pour regarder, mais sans l’avidité désespérée qu’elle ressentait auparavant. Elle observait maintenant avec un œil plus critique, plus personnel.
« C’est joli », commenta-t-elle, « mais je me demande si on ne pourrait pas ajouter notre propre touche. »
Estelle leva un sourcil surpris. « Comme quoi ? »
« Eh bien… » Héléna sortit le carnet de Mme Laurent de son sac. « J’ai trouvé des idées intéressantes ici. Des mouvements plus… authentiques, moins formatés. »
Elle ouvrit le carnet à une page où Mme Laurent avait esquissé une séquence de mouvements de danse traditionnelle coréenne. Les dessins étaient simples mais expressifs, captant l’essence du mouvement plutôt que sa perfection technique.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Delphine, intriguée, en se penchant par-dessus la table.
« Un carnet que m’a prêté Mme Laurent. Il est plein d’idées et d’inspirations musicales. »
Estelle examina les croquis avec un intérêt poli mais sceptique. « C’est… intéressant, mais c’est plutôt vieillot, non ? Le jury attend quelque chose de contemporain. »
« Justement », répondit Héléna avec une assurance qui la surprit elle-même. « Et si on mélangeait les deux ? Le contemporain et le traditionnel ? Ce serait unique. »
Delphine applaudit l’idée, toujours enthousiaste pour les nouvelles approches. Estelle semblait moins convaincue, mais finit par hocher la tête. « On peut essayer, je suppose. »
Elles passèrent le reste de la pause déjeuner à discuter de leur nouveau concept, dessinant des ébauches de mouvements dans le carnet, riant et échangeant des idées avec une complicité qu’Héléna avait presque oubliée ces derniers temps.
Quand la cloche sonna, signalant la reprise des cours, elles se séparèrent avec la promesse de se retrouver après l’école pour une séance de répétition.
« Chez moi à 16h », confirma Estelle. « Ne sois pas en retard cette fois ! »
Héléna sourit et acquiesça, un sentiment de joie simple l’envahissant. Elle se sentait reconnectée – non pas au monde virtuel promis par L’Éclat Virtuel, mais au monde réel, avec ses amies en chair et en os, ses conversations spontanées, ses rires authentiques.
Mais sa tranquillité fut de courte durée. En entrant dans la salle de son prochain cours, elle sentit son lecteur MP3 vibrer dans sa poche. Ce n’était pas la vibration normale d’une notification, mais une pulsation presque organique, comme un cœur battant de colère.
Elle s’assit au fond de la classe et, discrètement, sortit l’appareil. L’écran ne montrait plus l’interface habituelle mais un message unique :
« Ne m’oublie pas, Héléna. Notre pacte n’est pas rompu. »
Un frisson parcourut son échine. L’Éclat Virtuel n’avait pas disparu. Il s’était simplement mis en veille, attendant son heure.
Pendant tout le cours, elle eut du mal à se concentrer, sentant la présence de l’entité dans sa poche comme une menace latente. Que ferait L’Éclat Virtuel si elle continuait à l’ignorer ? Pourrait-elle vraiment se libérer de son emprise ?
Après les cours, en se dirigeant vers la maison d’Estelle, elle prit une décision. Elle s’arrêta près d’une poubelle publique et sortit le lecteur MP3. Sa main tremblait légèrement alors qu’elle s’apprêtait à le jeter.
Soudain, l’écran s’illumina d’une lueur aveuglante. La forme rectangulaire s’éleva de sa main, retrouvant l’apparence lumineuse et changeante de L’Éclat Virtuel.
« Tu pensais vraiment pouvoir te débarrasser de moi aussi facilement ? » La voix était toujours douce, mais avec une note glaciale qui n’y était pas auparavant.
Héléna recula d’un pas, jetant des regards anxieux autour d’elle. Heureusement, la rue était déserte.
« Notre pacte est terminé », dit-elle avec autant de fermeté qu’elle put rassembler. « Je n’ai plus besoin de toi. »
L’Éclat Virtuel émit un son qui ressemblait presque à un rire. « Oh, mais ce n’est pas à toi d’en décider, ma chère Héléna. Tu m’as donné une partie de toi – tes souvenirs, ton attention. Et maintenant, je suis lié à toi. »
L’entité s’approcha, sa surface miroitante reflétant non pas le visage d’Héléna, mais une version déformée d’elle-même – plus âgée, le regard vide, complètement absorbée par un écran invisible.
« Regarde ce que tu deviendras sans moi », murmura L’Éclat Virtuel. « Déconnectée. Obsolète. Oubliée. »
Héléna sentit sa résolution vaciller. Était-ce vrai ? Sans technologie, serait-elle condamnée à rester en marge, pendant que le monde avançait sans elle ?
« Tu as encore le concours à gagner », continua l’entité, sa voix redevenant séduisante. « Tes amies ont leurs iPad, leurs smartphones. Comment rivaliseras-tu sans mon aide ? »
Les doutes s’infiltrèrent dans l’esprit d’Héléna comme un poison lent. Elle pensa à Estelle avec son iPad dernier cri, à Delphine qui recevait toujours les nouvelles en premier grâce à son smartphone.
Mais ensuite, elle se souvint des paroles de Mme Laurent : « La connexion la plus importante est celle que tu as avec toi-même. » Elle se rappela la sensation du piano sous ses doigts, la joie simple d’écrire dans le carnet, la chaleur des rires partagés avec ses amies.
« Non », dit-elle finalement, sa voix gagnant en assurance. « Je préfère être authentique plutôt que parfaite. Je préfère être moi-même, avec mes imperfections, plutôt qu’une copie virtuelle sans âme. »
L’Éclat Virtuel vacilla, comme déstabilisé par cette résistance inattendue. « Tu ne peux pas me rejeter. Pas maintenant. J’ai déjà commencé à prendre tes souvenirs. »
« Alors je créerai de nouveaux souvenirs », répliqua Héléna. « Des souvenirs réels, pas des illusions numériques. »
L’entité sembla se gonfler de colère, sa lumière devenant presque aveuglante. « Très bien. Puisque tu insistes pour faire ce choix stupide, laisse-moi te montrer ce que tu perds. »
Soudain, des images commencèrent à se projeter tout autour d’Héléna – des clips de ses groupes de K-pop préférés, des chorégraphies parfaites, des costumes éblouissants. Puis vinrent des images plus personnelles : Héléna sur scène, acclamée par une foule en délire ; Héléna recevant un message de ses idoles ; Héléna dépassant Estelle en popularité.
Les projections étaient si réalistes, si séduisantes qu’Héléna sentit sa détermination faiblir à nouveau. Tout cela pourrait-il vraiment être à elle ?
Mais au milieu de ce tourbillon d’images parfaites, une dissonance apparut. Un souvenir réel – celui de sa première performance publique en primaire – s’effaça progressivement, remplacé par une version améliorée, plus lisse, mais dénuée de l’émotion authentique qui avait rendu ce moment si spécial.
Héléna comprit alors le véritable prix à payer : non seulement ses souvenirs, mais aussi l’essence même de qui elle était.
« Arrête ! » cria-t-elle, fermant les yeux pour échapper aux images tentatrices. « Je ne veux pas de ta version ‘améliorée’ de ma vie ! »
Elle plongea la main dans son sac et en sortit le carnet de Mme Laurent, le serrant contre sa poitrine comme un bouclier. L’objet, si simple et pourtant si riche de souvenirs authentiques, semblait émettre une chaleur réconfortante.
L’Éclat Virtuel émit un sifflement de frustration. Les projections vacillèrent, puis disparurent. L’entité elle-même parut perdre un peu de son éclat.
« Tu regretteras cette décision, Héléna », murmura-t-elle, sa voix désormais distante, comme si elle parlait à travers un mauvais haut-parleur. « Tôt ou tard, tu reviendras vers moi. Ou vers l’un des miens. Nous sommes partout. Nous sommes l’avenir. »
Puis, dans un dernier éclat de lumière, L’Éclat Virtuel se rétracta, reprenant l’apparence du simple lecteur MP3 qui tomba sur le trottoir avec un bruit sec.
Héléna resta immobile un long moment, le cœur battant, les jambes tremblantes. Avait-elle vraiment vaincu l’entité ? Ou n’était-ce qu’une retraite temporaire ?
Elle ramassa prudemment le lecteur MP3. Il semblait normal maintenant – juste un vieil appareil électronique, sans aura surnaturelle. Elle l’alluma et navigua dans le menu. Tout fonctionnait comme avant, sans messages étranges ni manifestations inexpliquées.
Un sentiment de soulagement l’envahit, mais mêlé d’une étrange mélancolie. Une partie d’elle regrettait presque les possibilités infinies que L’Éclat Virtuel lui avait fait entrevoir. Mais une autre partie, plus profonde, savait qu’elle avait échappé à un danger bien réel.
Le soleil commençait à décliner lorsqu’elle arriva chez Estelle. La grande maison moderne, avec ses lignes épurées et ses grandes baies vitrées, contrastait fortement avec la petite maison de ville plus modeste où vivait Héléna.
Estelle l’accueillit à la porte, son iPad à la main comme toujours. « Tu es en retard », dit-elle, mais sans reproche véritable dans la voix.
« Désolée, j’ai eu… un contretemps. »
Delphine était déjà là, sautillant d’impatience dans le vaste salon. « On a commencé à travailler sur les mouvements dont on a parlé ce midi ! C’est super cool ! »
Pendant les deux heures qui suivirent, les trois amies élaborèrent leur chorégraphie, mélangeant des éléments de K-pop moderne avec des influences traditionnelles inspirées du carnet de Mme Laurent. C’était loin d’être parfait – Delphine trébuchait souvent dans son enthousiasme, Estelle avait du mal à abandonner la précision technique pour plus d’expressivité, et Héléna cherchait encore sa propre voie entre les deux approches.
Mais il y avait une joie authentique dans leur travail, un plaisir simple de créer ensemble qui valait toutes les perfections virtuelles du monde.
« On devrait ajouter une partie vocale », suggéra soudain Estelle. « Quelque chose qui nous démarquerait des autres. »
Delphine se tourna vers Héléna. « Tu pourrais chanter ! J’ai entendu ta voix l’autre jour dans les vestiaires. Tu as un vrai talent. »
Héléna rougit. « Je ne sais pas… »
« Allez, essaie ! » l’encouragea Estelle, appuyant sur son iPad pour lancer la musique instrumentale.
Héléna prit une profonde inspiration. Pendant un instant, la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être aussi parfaite que les chanteuses qu’elle admirait tant, faillit la paralyser. Mais elle se souvint des mots écrits dans le carnet : « Ta voix unique résonne. »
Elle commença à chanter, doucement d’abord, puis avec une assurance croissante. Sa voix n’était pas parfaite selon les standards de l’industrie – elle vacillait parfois, manquait certaines notes – mais elle possédait une qualité émotionnelle, une sincérité qui touchait immédiatement.
Quand elle termina, ses amies la regardaient avec un mélange d’étonnement et d’admiration.
« C’était… wow », souffla Delphine.
Même Estelle, habituellement mesurée dans ses compliments, hocha la tête avec approbation. « Tu devrais définitivement chanter pour notre numéro. »
Héléna sourit, une chaleur se répandant dans sa poitrine. Ce n’était pas la promesse de gloire virtuelle offerte par L’Éclat Virtuel, mais la reconnaissance réelle de personnes qui comptaient pour elle.
En rentrant chez elle ce soir-là, elle sentit que quelque chose avait changé en elle. La frustration qui l’avait rongée pendant si longtemps – ce désir désespéré d’avoir un iPad, d’être connectée comme ses amies – semblait moins intense, moins urgente.
Bien sûr, elle aimerait toujours avoir accès à cette technologie. Mais elle comprenait maintenant qu’un appareil n’était qu’un outil, pas une extension de son identité ou une mesure de sa valeur.
Dans sa chambre, elle sortit son vieux lecteur MP3 et le posa sur sa table de nuit. Puis elle ouvrit le carnet de Mme Laurent et écrivit :
« Aujourd’hui, j’ai fait un choix. J’ai choisi l’authenticité plutôt que la perfection. J’ai choisi d’être moi-même, avec mes imperfections, plutôt qu’une version virtuelle ‘améliorée’. Ce n’est pas un choix facile dans un monde où tout semble valoriser l’apparence parfaite, la connexion permanente. Mais c’est MON choix. »
Elle s’endormit ce soir-là d’un sommeil profond et paisible, sans rêves inquiétants ni présence menaçante. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait vraiment en paix avec elle-même.
Mais dans l’obscurité de sa chambre, l’écran du lecteur MP3 s’illumina brièvement d’une lueur pâle et vacillante, comme la flamme mourante d’une bougie qui refuse de s’éteindre complètement.
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