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La semaine qui suivit fut intensément consacrée aux préparatifs du concours de talents. Chaque jour après les cours, Héléna, Estelle et Delphine se retrouvaient pour répéter leur numéro, alternant entre le grand salon de la maison d’Estelle et la salle de musique du collège que Mme Laurent leur laissait utiliser.
Leur performance prenait forme peu à peu – un mélange unique de chorégraphie K-pop contemporaine et de mouvements inspirés des danses traditionnelles coréennes. Héléna avait composé une partie vocale qui tissait harmonieusement ces deux influences, créant quelque chose de vraiment original.
Ce jeudi après-midi, elles répétaient dans la salle de musique. Le soleil de printemps inondait la pièce d’une lumière dorée, transformant la poussière en suspension en minuscules paillettes dansantes.
Estelle, dans sa tenue d’entraînement parfaitement coordonnée – un legging noir et un haut de marque aux couleurs vives – dirigeait la séance avec son efficacité habituelle. Ses cheveux bruns ondulés étaient attachés en une queue de cheval soignée qui se balançait au rythme de ses mouvements précis.
« On reprend depuis le début », annonça-t-elle en positionnant son iPad sur un pupitre pour filmer leur répétition. « Héléna, essaie de projeter davantage ta voix sur le refrain. Delphine, attention à ta position sur le troisième mouvement. »
Delphine acquiesça avec enthousiasme, incapable de rester immobile même pendant les instructions. Ses cheveux blonds en bataille semblaient avoir leur propre chorégraphie, et ses yeux clairs pétillaient d’une énergie contagieuse. Elle portait un t-shirt légèrement trop grand orné du logo de Seventeen et un short de sport qui avait connu des jours meilleurs.
« On va être géniales ! » s’exclama-t-elle en sautillant. « J’ai entendu dire que le jury comprendrait peut-être quelqu’un de l’industrie musicale ! »
Héléna sentit son cœur s’accélérer à cette nouvelle. L’idée de performer devant un professionnel était à la fois terrifiante et exaltante. Elle jeta un regard à son reflet dans le miroir mural de la salle de musique – sa petite silhouette dans son jean simple et son t-shirt BTS, ses cheveux bruns coupés au carré, ses yeux noirs intenses. Elle semblait différente ces derniers jours – plus présente, plus confiante, même si une légère anxiété persistait.
« Tout va bien, Héléna ? » demanda Estelle, remarquant son hésitation.
« Oui, juste un peu nerveuse à l’idée du concours. C’est dans une semaine seulement. »
Estelle tapota son épaule avec une rare démonstration d’affection. « On sera prêtes. Notre concept est unique, et ta voix… » Elle s’interrompit, cherchant le mot juste. « Ta voix a quelque chose de spécial. »
Delphine bondit vers elles, les enlaçant toutes les deux. « On va gagner, c’est sûr ! »
Héléna sourit, touchée par leur confiance. Ces moments de complicité sincère valaient tous les mondes virtuels promis par L’Éclat Virtuel.
Pensant à l’entité, elle jeta instinctivement un regard vers son sac, où reposait son vieux lecteur MP3. Depuis leur confrontation, il était resté remarquablement normal – juste un appareil électronique ordinaire. Parfois, elle se demandait si toute cette expérience n’avait pas été qu’un produit de son imagination, une manifestation de sa frustration et de ses désirs.
Estelle lança la musique, et elles prirent leurs positions initiales. Les premières notes résonnèrent dans la salle, et Héléna se laissa porter par la mélodie. Sa voix s’éleva, claire et émotive, tandis que leurs corps se mouvaient en synchronisation. Il y avait encore des imperfections, des hésitations, mais aussi une harmonie croissante entre elles trois.
À la fin de la séquence, elles restèrent immobiles un instant, puis Delphine rompit la concentration en applaudissant joyeusement.
« C’était notre meilleure répétition ! » s’écria-t-elle.
Estelle récupéra son iPad pour visionner l’enregistrement. « C’était bien », concéda-t-elle avec un hochement de tête approbateur. « Mais on peut encore améliorer la transition entre le deuxième et le troisième mouvement. »
Elles visionnèrent la vidéo ensemble, notant les points à améliorer. Héléna observait attentivement, mais une partie de son esprit était ailleurs, réfléchissant à sa propre évolution ces dernières semaines. Elle se sentait à la fois plus forte et plus vulnérable – comme si, en rejetant l’illusion de perfection offerte par L’Éclat Virtuel, elle avait ouvert la porte à une forme plus authentique mais aussi plus incertaine d’expression de soi.
« On devrait penser aux costumes », dit Estelle, interrompant ses réflexions. « J’ai quelques idées. » Elle commença à faire défiler des images sur son iPad.
Héléna jeta un coup d’œil aux tenues sophistiquées et visiblement coûteuses qu’Estelle montrait. Son cœur se serra légèrement. Comment pourrait-elle se permettre quelque chose d’aussi élaboré ?
« C’est… très joli », dit-elle prudemment. « Mais ça semble assez cher. »
Estelle haussa les épaules. « Ne t’inquiète pas pour ça. Mes parents peuvent couvrir les frais. »
« Non », répondit Héléna avec une fermeté qui la surprit elle-même. « Je préférerais contribuer équitablement. Et puis, notre performance est un mélange de moderne et de traditionnel, non ? Nos costumes devraient refléter cela. »
Elle sortit le carnet de Mme Laurent et l’ouvrit à une page où figuraient des croquis de vêtements traditionnels coréens modernisés. « Quelque chose comme ça, peut-être ? On pourrait les adapter nous-mêmes à partir de vêtements basiques. »
Delphine s’enthousiasma immédiatement pour cette idée créative. Estelle semblait plus réticente, habituée aux solutions toutes faites que l’argent pouvait acheter, mais finit par acquiescer.
« D’accord, essayons. Ma mère a une machine à coudre qu’on pourrait utiliser. »
Elles passèrent le reste de la séance à esquisser des designs de costumes, mélangeant éléments traditionnels et touches modernes, dans une ambiance de créativité partagée et de rires complices.
Quand l’heure de partir arriva, elles rangèrent leurs affaires, satisfaites des progrès accomplis.
« À demain, même heure ? » proposa Estelle.
« En fait, je ne pourrai pas venir demain », dit Héléna. « J’ai promis à ma mère de l’aider pour quelque chose. »
Ce n’était pas tout à fait vrai. En réalité, elle avait prévu de passer à la bibliothèque municipale pour chercher plus d’informations sur la musique et la danse traditionnelles coréennes. Mais elle préférait garder cette démarche personnelle pour l’instant.
« Pas de problème », répondit Estelle. « On peut reporter à samedi. Chez moi, toute la journée. On travaillera aussi sur les costumes. »
Elles se séparèrent devant le collège, chacune prenant une direction différente. Héléna marchait tranquillement, savourant la douceur de cette fin d’après-midi printanière, quand son téléphone basique vibra dans sa poche. Un message de sa mère lui demandait de passer à l’épicerie acheter quelques ingrédients pour le dîner.
Elle changea de direction, prenant un raccourci à travers le petit parc municipal. Les arbres bourgeonnaient, et quelques fleurs précoces ponctuaient déjà les pelouses de touches colorées.
C’est alors qu’elle le vit.
Assis sur un banc, un garçon de son âge environ fixait intensément l’écran d’une tablette dernier cri. Ce n’était pas tant l’appareil qui attira son attention que l’expression du garçon – un mélange de fascination vide et d’absence, comme s’il était physiquement présent mais mentalement ailleurs.
Et surtout, il y avait cette lueur étrange qui semblait émaner de l’écran – une lueur qui ne provenait pas simplement de la luminosité normale d’une tablette, mais qui paraissait vivante, pulsante.
Héléna s’arrêta net, le souffle coupé. Elle connaissait cette lueur. C’était celle de L’Éclat Virtuel, ou de quelque chose de très similaire.
Sans réfléchir, elle s’approcha du garçon. « Excuse-moi », dit-elle doucement.
Aucune réaction. Le garçon continuait de fixer l’écran, ses doigts glissant mécaniquement sur la surface tactile.
« Hé ! » insista-t-elle, plus fort cette fois.
Le garçon leva lentement les yeux, comme s’il émergeait d’un rêve profond. Son regard était étrangement vide, dépourvu de la vivacité qu’on attendrait d’un adolescent. « Quoi ? » demanda-t-il d’une voix atone.
« Je… » Héléna hésita, ne sachant pas exactement quoi dire. Comment expliquer ce qu’elle soupçonnait ? « Ta tablette… elle semble spéciale. »
Un sourire étrange, presque artificiel, étira les lèvres du garçon. « Oh, elle l’est. Elle me montre exactement ce que je veux voir. Elle me comprend mieux que n’importe qui. »
Un frisson parcourut l’échine d’Héléna. Ces mots faisaient écho à ceux de L’Éclat Virtuel. « Depuis combien de temps l’as-tu ? »
« Je ne sais pas. Quelques jours ? Quelques semaines ? » Il haussa les épaules avec indifférence. « Le temps passe différemment quand je suis avec elle. »
Héléna regarda plus attentivement l’écran. Au lieu de l’interface habituelle d’une tablette, elle aperçut des motifs lumineux hypnotiques qui semblaient se déplacer et changer constamment, comme s’ils réagissaient aux émotions de l’utilisateur.
« Je crois que… cette tablette n’est pas normale », dit-elle prudemment. « Elle pourrait être dangereuse. »
Le garçon rit, mais son rire sonnait faux, comme une imitation mécanique d’amusement. « Dangereuse ? C’est ridicule. Elle me donne tout ce que je veux. Regarde. »
Il tourna l’écran vers Héléna. Les motifs lumineux changèrent immédiatement, formant des images qui semblaient extraites directement de ses propres désirs – ses groupes de K-pop préférés, des scènes de performances parfaites, des visages admiratifs.
Elle recula d’un pas, soudain effrayée. L’Éclat Virtuel n’avait pas disparu. Il s’était simplement déplacé, trouvant un nouvel hôte plus réceptif.
« Tu ne devrais pas lui faire confiance », dit-elle avec urgence. « Cette… chose te prend plus qu’elle ne te donne. Elle se nourrit de tes souvenirs, de ton attention. »
Le garçon la fixa avec un mélange de pitié et de dédain. « Tu es jalouse, c’est tout. Tu n’as pas de tablette comme la mienne. »
Ces mots la frappèrent comme une gifle, faisant écho à ses propres sentiments d’il y a quelques semaines. N’était-ce pas exactement ce qu’elle avait ressenti envers Estelle et son iPad ?
« J’en avais une », dit-elle doucement. « Ou plutôt, quelque chose de similaire. Et j’ai compris que le prix à payer était trop élevé. »
Le garçon secoua la tête, serrant la tablette contre lui d’un geste protecteur. « Laisse-moi tranquille. Tu ne comprends pas. »
L’écran de la tablette s’illumina soudain d’une lueur intense, presque agressive. Héléna crut y voir, l’espace d’un instant, une forme qui ressemblait étrangement à L’Éclat Virtuel.
Elle voulut insister, mais quelque chose dans l’expression du garçon – un mélange de vide et de détermination obstinée – lui fit comprendre que ses paroles ne l’atteindraient pas. Pas maintenant, en tout cas.
« Si tu changes d’avis… », commença-t-elle.
« Je ne changerai pas d’avis », l’interrompit-il sèchement avant de se replonger dans sa contemplation de l’écran, l’incident déjà oublié.
Héléna s’éloigna lentement, troublée par cette rencontre. L’Éclat Virtuel – ou quelque chose de très similaire – était toujours actif, cherchant de nouvelles victimes. Et elle était peut-être la seule à connaître son véritable danger.
Cette nuit-là, allongée dans son lit, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. L’image du garçon au regard vide ne cessait de la hanter. Combien d’autres comme lui y avait-il ? Combien de personnes étaient lentement vidées de leur essence par ces entités numériques séduisantes ?
Elle se leva et s’approcha de sa fenêtre, observant les lumières de la ville qui scintillaient dans la nuit. Combien de ces lumières provenaient d’écrans derrière lesquels se cachaient peut-être d’autres manifestations de L’Éclat Virtuel ?
Son lecteur MP3 reposait silencieusement sur sa table de nuit. Elle le regarda avec méfiance, mais il semblait inerte, ordinaire. L’entité l’avait-elle vraiment quitté, ou attendait-elle simplement le bon moment pour réapparaître ?
Le lendemain, vendredi, se déroula dans une brume d’inquiétude et de questions sans réponses. Héléna passa ses cours à observer discrètement ses camarades et leurs appareils électroniques, cherchant des signes de l’influence de L’Éclat Virtuel. Mais rien ne semblait anormal – juste des adolescents ordinaires avec leurs smartphones et tablettes ordinaires.
Après les cours, elle se rendit à la bibliothèque municipale comme prévu. Le bâtiment ancien, avec ses hauts plafonds et ses étagères en bois sombre, offrait un contraste apaisant avec le monde numérique qui l’inquiétait tant.
Elle passa deux heures à parcourir des livres sur la culture coréenne traditionnelle, prenant des notes dans le carnet de Mme Laurent, esquissant des idées pour leur performance. Ce travail manuel, tangible – tourner des pages, sentir le papier sous ses doigts, écrire avec un stylo réel – avait quelque chose de profondément satisfaisant.
En rentrant chez elle, son esprit était plus calme, plus centré. Elle avait trouvé plusieurs éléments intéressants à intégrer dans leur numéro, des détails authentiques qui donneraient une profondeur supplémentaire à leur performance.
Le samedi matin, elle se réveilla avec une énergie renouvelée, impatiente de partager ses découvertes avec Estelle et Delphine. Elle rassembla ses affaires – notes, croquis, lecteur MP3 pour la musique – et se dirigea vers la maison d’Estelle.
Mais en arrivant devant la grande demeure moderne, elle eut la surprise de voir une ambulance garée dans l’allée, ses gyrophares silencieux tournant lentement dans la lumière matinale.
Le cœur battant, elle s’approcha. La porte d’entrée était ouverte, et elle pouvait voir des paramédicaux s’affairer à l’intérieur.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle à un voisin qui observait la scène.
« C’est la jeune fille, la fille des Mercier », répondit-il. « Elle a eu une sorte de… crise, je crois. »
Estelle ? Une crise ? Héléna sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle se précipita vers la maison, ignorant les protestations du voisin.
Dans le salon, elle trouva Mme Mercier, le visage pâle et défait, parlant avec un paramédical. De Delphine ou d’Estelle, aucune trace.
« Madame Mercier ? » appela Héléna. « Que s’est-il passé ? Où est Estelle ? »
La mère d’Estelle se tourna vers elle, les yeux rougis par les larmes. « Héléna… Oh, ma chérie. C’est Estelle. Elle… elle a passé toute la nuit sur son iPad. Quand je suis allée la réveiller ce matin, elle ne répondait pas. Elle fixait l’écran, comme hypnotisée. Et quand j’ai essayé de lui prendre l’appareil, elle a eu une sorte de… convulsion. »
Héléna sentit le sol se dérober sous ses pieds. « Où est-elle maintenant ? »
« Ils l’emmènent à l’hôpital. Delphine est déjà partie avec eux, elle était là quand c’est arrivé. »
Héléna suivit le regard de Mme Mercier vers la porte, où les paramédicaux chargeaient effectivement une civière dans l’ambulance. Elle courut jusqu’à l’entrée, juste à temps pour apercevoir Estelle, pâle et immobile, un masque à oxygène sur le visage.
Mais ce qui la frappa le plus, c’était l’iPad que la jeune fille serrait toujours contre elle, même dans son état semi-conscient. Et sur l’écran, pendant une fraction de seconde, Héléna crut voir une lueur familière, pulsante et séduisante.
L’Éclat Virtuel avait trouvé une nouvelle proie. Et cette fois, c’était sa meilleure amie.
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