Une semaine avant la phase finale, l’équipe des Connectés avait établi son quartier général permanent dans le garage des parents de Julia. Les murs étaient couverts de diagrammes, de codes imprimés et de théories sur les intentions de Maître Pixel. Des ordinateurs bourdonnaient jour et nuit, analysant les données collectées pendant les sessions de jeu de Fabien et des autres « résistants » qu’ils avaient recrutés.
Mais malgré leurs progrès, une tension grandissante pesait sur le groupe. Des rumeurs inquiétantes circulaient parmi les participants au tournoi : certains finalistes auraient disparu, cessant toute communication avec leurs amis et famille.
« J’ai essayé d’appeler Lucas hier soir, » annonça Fabien en entrant dans le garage ce samedi matin. « Sa mère dit qu’il est parti chez son père pour la semaine, mais son père m’a dit qu’il n’était pas chez lui. »
Julia fronça les sourcils, tapant frénétiquement sur son clavier. « Il n’est pas le seul. On a perdu le contact avec trois autres finalistes qu’on surveillait. »
« Pré-isolation, » murmura Marc depuis l’écran de l’ordinateur où il était en visioconférence permanente. « P.X. prépare certains participants avant la phase finale. »
Victor, qui analysait de nouvelles lignes de code, leva soudainement la tête. « On a reçu les détails du lieu. La phase finale se tiendra dans un ancien centre de données reconverti à la périphérie de la ville. P.X. l’a loué sous le nom d’une société écran. »
« On doit y aller, » décida immédiatement Fabien. « Peut-être que Lucas y est déjà. »
« C’est trop risqué, » objecta Amina. « Si P.X. nous repère en train de rôder autour du bâtiment, il saura qu’on est sur sa piste. »
Un débat s’ensuivit, mais fut interrompu par la sonnerie du téléphone de Fabien. Un numéro inconnu.
« Allô ? » répondit-il avec méfiance.
« Fabien ? » La voix était faible, presque un murmure. « C’est Lucas. »
Fabien fit signe aux autres de se taire et mit le téléphone en haut-parleur. « Lucas ! Où es-tu ? On s’inquiète tous. »
« Je… je ne peux pas parler longtemps. » Sa voix était hachée, comme s’il luttait pour se concentrer. « Il nous a emmenés dans un endroit… pour nous préparer. Il dit que c’est un honneur, qu’on est les élus. »
« Qui, Lucas ? Maître Pixel ? »
« Oui… non. » Un moment de confusion. « Pierre-Xavier. C’est son vrai nom. Il nous a montré… des choses. La prochaine étape de l’évolution du gaming. C’est incroyable, Fabien. Tellement réel. »
Les Connectés échangèrent des regards inquiets. Lucas ne semblait pas dans son état normal.
« Où es-tu exactement ? » insista Fabien. « On peut venir te chercher. »
Un silence, puis : « Je ne veux pas être cherché. Je suis où je dois être. » Sa voix changea soudain, devenant plus claire, plus dure. « En fait, c’est pour ça que j’appelle. Il sait pour vous, Fabien. Pour les Connectés. »
Fabien sentit un frisson glacé parcourir son échine. « Comment… ? »
« Vous n’êtes pas aussi discrets que vous le pensez. » Un rire sans joie. « Il m’a montré les logs, les tentatives de piratage, les programmes d’analyse que vous avez lancés contre son système. Il voit tout. »
« Lucas, écoute-moi. » Fabien tentait de garder sa voix calme malgré la panique qui montait en lui. « Ce que Pixel fait n’est pas normal. Il manipule ton esprit. Ces ‘prochaines étapes’ dont il parle sont dangereuses. »
« Dangereuses ? » La voix de Lucas se fit moqueuse. « C’est vous qui êtes dangereux. Vous voulez saboter quelque chose de magnifique parce que vous avez peur du progrès. Pixel m’a tout expliqué. Comment des gens comme Marc Villemin ont trahi ses idées par jalousie. »
Marc se raidit en entendant son nom. « Il lui a parlé de moi ? »
« Lucas, » tenta à nouveau Fabien, « ce n’est pas toi qui parles. C’est lui qui te manipule. »
« Non ! » La voix de Lucas explosa soudain avec colère. « C’est la première fois que je vois clairement. Toute ma vie, j’ai été retenu par des limites artificielles. L’école, les parents, la société qui nous dit que les jeux sont une perte de temps. Pixel nous libère de ces chaînes. »
Un silence pesant s’installa, puis Lucas reprit, sa voix redevenue calme, presque compatissante : « Je t’appelle pour te donner une chance, Fabien. Une seule. Abandonne cette résistance ridicule. Viens à la phase finale comme prévu, mais seul. Accepte ce que Pixel offre. Sinon… »
« Sinon quoi ? » demanda Fabien, la gorge sèche.
« Sinon, il s’assurera que ni toi ni tes amis ne pourrez interférer. Et crois-moi, il en a les moyens. » Une pause. « Tu as jusqu’à demain pour décider. Envoie simplement ‘J’accepte’ à ce numéro si tu choisis la sagesse. »
La ligne coupa abruptement, laissant le garage dans un silence de plomb.
« C’était… » commença Amina, mais les mots lui manquèrent.
« Ce n’était pas vraiment Lucas, » affirma Fabien, luttant contre la nausée qui montait en lui. « Pas complètement. Vous avez entendu comment sa voix changeait ? Comme s’il oscillait entre lui-même et… quelqu’un d’autre. »
Marc se frotta le visage, l’air soudain vieilli de dix ans. « C’est encore pire que je le craignais. Il semble que P.X. ait perfectionné sa technologie d’ancrage neural. Il peut littéralement implanter des pensées, des convictions dans l’esprit des joueurs. »
« Et maintenant, il sait qu’on est sur sa piste, » ajouta sombrement Julia. « Ce qui signifie que notre plan initial est compromis. »
Victor, toujours pratique, se tourna vers son ordinateur. « Je lance un scan complet de nos systèmes. S’il connaît notre existence, il a peut-être infiltré nos réseaux. »
Les heures suivantes furent frénétiques. L’équipe vérifia chaque aspect de leur sécurité, changeant les mots de passe, renforçant les pare-feu, déplaçant leurs données sensibles vers des supports hors ligne.
Mais au milieu de cette agitation, Fabien restait silencieux, assis dans un coin, caressant distraitement Billy qu’il avait amené avec lui ce jour-là. Le bulldog, sentant son trouble, restait inhabituellement calme contre sa jambe.
« À quoi tu penses ? » demanda doucement Julia en s’asseyant à côté de lui.
Fabien leva les yeux, son regard inhabituellement intense. « Je pense que je devrais accepter. »
« Quoi ? » Julia le dévisagea, incrédule.
« Pas vraiment accepter, » clarifia rapidement Fabien. « Faire semblant. Aller à la phase finale comme prévu. Seul. »
« Hors de question, » intervint Marc qui avait entendu la conversation. « C’est exactement ce que P.X. veut. T’isoler de ton support, te rendre vulnérable. »
« Mais c’est notre seule chance d’aider Lucas et les autres, » argumenta Fabien. « Et peut-être notre seule chance de découvrir ce que P.X. prépare réellement. »
Un débat houleux s’ensuivit, l’équipe divisée entre la prudence et la nécessité d’agir. Finalement, ce fut Amina, habituellement la plus réservée, qui proposa un compromis.
« Et si Fabien y allait, mais pas vraiment seul ? » suggéra-t-elle. « On pourrait développer des protections qu’il porterait discrètement. Des contre-mesures intégrées. »
Les jours suivants furent consacrés à ce nouveau plan. Victor et Amina travaillèrent sans relâche sur ce qu’ils appelèrent le « Gardien » – un minuscule appareil que Fabien porterait sous forme de montre connectée. Il incluait un brouilleur neuronal pour contrer les techniques de manipulation les plus agressives, un GPS pour suivre sa position, et un enregistreur pour documenter tout ce qu’il verrait.
Parallèlement, Julia et Marc développaient un « vaccin numérique » – un programme que Fabien installerait sur le système de P.X. dès qu’il en aurait l’occasion, conçu pour neutraliser progressivement les éléments les plus dangereux du logiciel d’Immersion Totale.
Quant à Fabien, il passait des heures en méditation guidée et en exercices de conscience, renforçant son ancrage dans la réalité. Billy, devenu la mascotte non officielle des Connectés, restait constamment à ses côtés, comme un rappel vivant du monde tangible au-delà des écrans.
La veille de la phase finale, l’équipe se réunit une dernière fois. L’atmosphère était solennelle, chacun conscient des risques que Fabien s’apprêtait à prendre.
« Le Gardien est prêt, » annonça Victor en tendant à Fabien ce qui ressemblait à une montre de sport ordinaire. « Il est indétectable pour les scanners standard. Active-le en appuyant simultanément sur ces deux boutons pendant trois secondes. »
« Le vaccin est là, » ajouta Julia, lui remettant une clé USB minuscule camouflée en pendentif. « N’importe quel port USB fera l’affaire. Dix secondes de connexion suffiront pour qu’il se déploie. »
Marc, toujours en visioconférence, offrit ses derniers conseils : « Souviens-toi, Fabien. Ta force est dans l’équilibre. Quoi que tu voies là-bas, quoi que tu ressentes, garde une part de ton esprit ancrée dans la réalité. Pense à Billy, à ta mère, à cette pièce, à nous. Ce sont tes points d’ancrage. »
Fabien hocha la tête, serrant la main de chacun de ses amis. Quand il arriva à Julia, elle l’étreignit impulsivement.
« Reviens-nous, » murmura-t-elle. « Promis ? »
« Promis, » répondit-il, surpris par l’émotion qui l’étreignait.
En rentrant chez lui ce soir-là, Fabien passa un long moment avec sa mère, regardant un film qu’elle avait choisi, même s’il n’arrivait pas à se concentrer sur l’intrigue. Il voulait juste être près d’elle, mémoriser la façon dont elle riait, dont elle sentait, dont sa présence remplissait la pièce.
Plus tard, dans sa chambre, il s’assit sur son lit, Billy blotti contre lui. Il sortit son téléphone et, après une profonde inspiration, envoya le message au numéro de Lucas : « J’accepte. »
La réponse fut presque immédiate : « Sage décision. Instructions à suivre demain matin. Viens seul. »
Fabien éteignit son téléphone et serra Billy un peu plus fort. Le bulldog émit un petit gémissement inquiet, comme s’il sentait l’angoisse de son maître.
« T’inquiète pas, mon vieux, » murmura Fabien en caressant ses oreilles. « Je reviendrai. J’ai une promesse à tenir. »
Mais alors qu’il s’allongeait dans son lit, fixant le plafond dans l’obscurité, Fabien ne pouvait ignorer la peur qui grandissait en lui. Demain, il entrerait volontairement dans l’antre de Maître Pixel, un lieu conçu spécifiquement pour capturer et remodeler les esprits.
Le message d’adieu qu’il avait préenregistré pour sa mère, au cas où les choses tourneraient mal, pesait lourdement sur sa conscience. Que se passerait-il si, malgré toutes leurs précautions, il ne parvenait pas à revenir ? Pas physiquement – ce n’était pas une prison littérale – mais mentalement ? Si son esprit restait piégé dans le monde virtuel créé par P.X. ?
Billy, sentant son agitation, se rapprocha encore, posant sa tête sur sa poitrine. Le poids réconfortant du chien, le son de sa respiration, l’odeur familière de son pelage – ces sensations simples, réelles, tangibles, furent comme une ancre dans la tempête de ses pensées.
« Réel, » murmura Fabien dans l’obscurité, se rappelant les exercices que Marc lui avait enseignés. « Ceci est réel. »
Il s’endormit finalement, répétant ce mantra comme une prière, se préparant pour la bataille qui l’attendait – une bataille qui se jouerait non pas avec des armes, mais avec des idées, des perceptions, et la nature même de la réalité.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 152