Les livres chuchotaient à la tombée de la nuit. Mattéo le savait car il était le seul à les entendre.
Assis dans un coin douillet de la Bibliothèque des Savoirs Anciens, Mattéo ajustait ses lunettes sur son nez fin tout en tournant délicatement les pages d’un vieux manuel d’ornithologie. Ses cheveux blonds clairs reflétaient la lumière dorée du soleil couchant qui filtrait à travers les hautes fenêtres en ogive. Autour de lui, d’immenses étagères de bois sombre s’élevaient jusqu’au plafond voûté, remplies de livres aux reliures colorées qui semblaient presque respirer.
« Regarde, Minette, » murmura-t-il à la petite chatte noire lovée sur ses genoux, « ce hibou grand-duc a exactement les mêmes touffes sur les oreilles que celui qu’on a observé la semaine dernière. »
Minette ronronna doucement, la tache blanche sur son ventre se soulevant au rythme de sa respiration. Elle était la seule à qui Mattéo parlait librement, sans cette boule d’angoisse qui lui serrait la gorge dès qu’il devait s’exprimer devant les autres.
La bibliothèque était presque vide à cette heure. Seule sa mère, Claire, rangeait quelques ouvrages derrière le grand comptoir en chêne. Bibliothécaire en chef, elle lui adressait parfois un sourire encourageant, comprenant son besoin de silence et de tranquillité.
« Il est bientôt l’heure de rentrer, mon chéri, » annonça-t-elle doucement en s’approchant. « Ton père nous attend pour le dîner. »
Mattéo hocha la tête et glissa soigneusement un marque-page en forme d’oiseau – un origami qu’il avait lui-même façonné – entre les pages de son livre. Il aimait ces moments paisibles passés dans ce sanctuaire de connaissances, où personne ne le pressait de parler ou de répondre à des questions devant tout le monde.
Alors qu’il se levait, un bruissement étrange attira son attention. Ce n’était pas le murmure habituel des livres, mais quelque chose de plus urgent, presque alarmé. Les pages semblaient frémir sur les étagères.
« Tu entends ça, Minette ? » chuchota-t-il. La chatte dressa soudain les oreilles, ses pupilles se dilatant dans la pénombre grandissante.
Soudain, toutes les lumières de la bibliothèque vacillèrent. Un vent inexplicable souffla entre les rayonnages, faisant voler quelques feuilles de papier. Au centre de la salle principale, là où se dressait habituellement la statue du Grand Hibou – gardien légendaire des connaissances –, une lueur bleutée apparut.
Mattéo, malgré sa timidité naturelle, s’approcha lentement, comme attiré par une force invisible. La statue du hibou, normalement immobile et froide, semblait maintenant vibrer d’une énergie mystérieuse. Ses yeux de pierre s’illuminèrent d’un éclat doré.
« Maman… » appela faiblement Mattéo, mais sa mère était occupée à l’autre bout de la salle et ne semblait pas remarquer ce phénomène étrange.
L’instant d’après, la statue s’anima complètement. Le Grand Hibou de pierre secoua ses ailes et tourna son regard perçant vers Mattéo. Lorsqu’il parla, sa voix résonna directement dans l’esprit du garçon.
« Jeune gardien des murmures, l’heure est grave. Mes plumes de sagesse ont été dispersées, et avec elles, la connaissance qu’elles protégeaient risque de se perdre à jamais. »
Mattéo resta figé, incapable de bouger. Était-il en train de rêver ?
« Je… je ne comprends pas, » balbutia-t-il enfin.
« La bibliothèque est bien plus qu’un simple bâtiment, » continua le Grand Hibou. « C’est un organisme vivant, nourri par la curiosité et la soif de savoir. Mais quelqu’un cherche à contrôler toute la connaissance, à la rendre parfaite et immuable. Sans mes plumes pour maintenir l’équilibre, les livres perdront leur magie. »
Soudain, la grande porte de la bibliothèque s’ouvrit avec fracas. Une silhouette élancée se découpa dans l’embrasure, projetant une ombre démesurément longue sur le sol. Un homme entra d’un pas mesuré, ses chaussures cirées claquant sur le marbre. Sa présence seule semblait aspirer toute chaleur de la pièce.
« Ah, le fameux Hibou des Savoirs, réduit à chercher de l’aide auprès d’un simple enfant. Comme c’est… prévisible, » déclara l’homme d’une voix aussi tranchante que du verre brisé.
Mattéo frissonna en reconnaissant le Professeur Perfectus, le célèbre académicien dont tout le monde parlait avec un mélange de respect et de crainte. Son regard glacial balaya la salle avant de se poser sur Mattéo.
« Bonsoir, jeune homme. Je suis le Professeur Perfectus, nouveau conseiller du Ministère des Connaissances Contrôlées. Je suis venu inspecter cette bibliothèque… obsolète. »
Il s’approcha de la statue du Hibou et l’examina avec dédain. « Ces vieilles légendes sur la sagesse des erreurs sont ridicules. La connaissance parfaite n’admet aucune erreur, aucune approximation. »
Le professeur sortit de sa poche un étrange appareil qui émit un rayon de lumière rouge. La statue du Grand Hibou sembla se figer à nouveau, mais pas avant d’avoir murmuré une dernière phrase à Mattéo : « Trouve mes sept plumes d’oracle avant lui, ou la bibliothèque perdra son âme. »
Puis tout redevint normal. Les lumières se stabilisèrent, et le vent mystérieux cessa. Seul un détail avait changé : une plume dorée aux reflets bleutés était apparue sur le sol, juste aux pieds de Mattéo.
« Qu’est-ce que tu tiens là ? » demanda le Professeur Perfectus en plissant les yeux.
Mattéo, par réflexe, glissa rapidement la plume dans sa poche. « R-rien, monsieur. »
Le professeur s’approcha dangereusement, scrutant le visage de Mattéo à travers ses lunettes carrées. « Sais-tu ce qui arrive aux enfants qui cachent des choses, jeune homme ? Ils commettent des erreurs. Et les erreurs sont inacceptables dans mon nouveau système. »
Claire s’interposa soudainement entre eux. « Je peux vous aider, monsieur ? La bibliothèque ferme dans cinq minutes. »
Le professeur recula légèrement, mais son regard restait fixé sur Mattéo. « Nous nous reverrons très bientôt, jeune homme. La connaissance parfaite n’attend pas, et elle ne pardonne pas les approximations. »
Quand le professeur quitta enfin les lieux, Mattéo sentit la plume vibrer doucement dans sa poche. Il la sortit discrètement et vit qu’elle brillait maintenant d’une lueur dorée pulsante, comme un petit cœur lumineux.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » murmura-t-il, fasciné malgré sa peur.
Minette sauta de ses bras et se dirigea vers une étagère spécifique, miaulant avec insistance. Mattéo la suivit et découvrit un livre ancien qu’il n’avait jamais remarqué auparavant, intitulé « Les Secrets des Plumes d’Oracle ».
En l’ouvrant délicatement, il découvrit une illustration du Grand Hibou entouré de sept plumes dorées, chacune représentant une forme de connaissance : l’Observation, la Question, l’Exploration, l’Erreur, la Persévérance, la Révision et la Sagesse.
« Les sept plumes doivent être réunies par celui qui entend les murmures de la bibliothèque, » lut Mattéo à voix basse. « Seul l’esprit ouvert à l’apprentissage véritable pourra les trouver… »
Dehors, la nuit était tombée complètement. Les étoiles brillaient comme autant d’énigmes à résoudre. Mattéo referma doucement le livre, la plume de l’Observation serrée dans sa main. Une aventure venait de commencer, une quête qui allait l’obliger à affronter sa plus grande peur : celle de se tromper et de parler devant les autres.
Car désormais, il en était certain : le professeur Perfectus recherchait lui aussi les plumes, non pas pour restaurer la magie de la bibliothèque, mais pour la contrôler et éliminer à jamais toute possibilité d’erreur ou d’imperfection. Et d’une manière ou d’une autre, Mattéo, le garçon timide qui préférait observer plutôt que parler, était devenu le seul espoir du Grand Hibou.
— ⭐ —
L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 107