L’aube se leva sur la vallée d’Harmonia, teintant le ciel de nuances pastel qui contrastaient cruellement avec l’atmosphère tendue qui régnait partout. Du haut de sa fenêtre, Cylia observait les rues déjà animées malgré l’heure matinale. Des gens transportaient des meubles, des cartons, se hâtant de rejoindre le côté de la vallée qu’ils avaient choisi avant que le Grand Partage ne devienne officiel.
Le bracelet à son poignet était étrangement froid ce matin, comme si le Fragment de l’Union lui-même ressentait l’appréhension qui nouait l’estomac de la jeune fille.
« Cylia ? Tu es réveillée ? » La voix de sa mère l’appelait depuis le bas de l’escalier. « Il faut se préparer pour la cérémonie ! »
« J’arrive ! » répondit-elle, sans quitter des yeux le spectacle désolant de ces déménagements précipités.
Elle finit par se détourner de la fenêtre et ouvrit son placard, se demandant ce qu’elle devait porter pour ce qui serait peut-être le jour le plus important de sa vie. Son regard s’arrêta sur une robe simple d’un bleu profond – ni claire ni foncée, un parfait équilibre entre les deux teintes qui symbolisaient désormais la division. Ce choix lui sembla approprié.
Dans la cuisine, elle trouva sa famille réunie pour le petit-déjeuner. Son père était là, ce qui la surprit agréablement. Depuis l’annonce de leur séparation, il prenait rarement ce repas avec eux.
« Bonjour, ma puce, » dit-il en lui servant un verre de jus d’orange. « Bien dormi ? »
« Pas vraiment, » admit Cylia en s’asseyant. « J’ai fait des rêves étranges. »
« Tout le monde est nerveux à cause de la cérémonie, » intervint Diana, déposant une assiette de tartines sur la table. « C’est normal. »
La petite Suzie, insouciante comme toujours, barbouillait joyeusement sa tartine de confiture, créant un désordre coloré sur la nappe.
« Est-ce qu’on va voir la dame au visage bizarre ? » demanda-t-elle soudain, faisant sursauter ses parents.
« Suzie ! » réprimanda doucement Diana. « Ce n’est pas poli de parler comme ça de la Reine. »
« Mais elle est bizarre, » insista Suzie avec la franchise brutale des enfants de quatre ans. « La moitié de son visage est gentille, l’autre moitié fait peur. »
Cylia échangea un regard avec ses parents. Même Suzie, si jeune, avait perçu la dualité troublante de la Reine Divisionnaire.
« Oui, nous allons la voir aujourd’hui, » confirma Yvan. « Mais tu dois rester près de nous tout le temps, d’accord ? »
Suzie hocha vigoureusement la tête, envoyant quelques miettes voler autour d’elle.
« Cylia aussi doit rester près de nous, » ajouta Diana avec un regard appuyé vers sa fille aînée. « Ces cérémonies officielles attirent beaucoup de monde, il est facile de se perdre. »
Cylia acquiesça distraitement, sachant pertinemment qu’elle aurait à s’éloigner d’eux au moment crucial. Cette pensée lui serra le cœur – et si c’était la dernière fois qu’ils prenaient le petit-déjeuner ensemble, en famille ? Et si elle échouait aujourd’hui ?
Son père dut remarquer son expression troublée, car il posa une main rassurante sur son épaule.
« Ne t’inquiète pas trop pour aujourd’hui, Cylia. Quoi qu’il arrive, nous resterons une famille. Différente, peut-être, mais toujours une famille. »
Ces mots, bien que prononcés avec douceur et sincérité, ne firent qu’accentuer la détermination de Cylia. Elle ne voulait pas d’une famille « différente ». Elle voulait sa famille comme avant, unie et heureuse.
Après le petit-déjeuner, ils se préparèrent en silence. Diana aida Suzie à enfiler sa plus belle robe, tandis que Yvan rassemblait les papiers officiels qu’ils devraient présenter lors de la cérémonie – les formulaires de choix de royaume que tous les habitants devaient remplir.
Cylia, quant à elle, vérifia une dernière fois le contenu de son sac à dos : le livre d’Elina, la fiole d’Essence d’Harmonia, la poussière de cristal, et la photo de famille. Tout était prêt.
Avant de quitter sa chambre, elle s’arrêta devant son miroir et regarda longuement son reflet. Une fille ordinaire de neuf ans lui rendait son regard – des cheveux bruns tressés, des yeux inquiets, une robe bleue simple. Rien qui ne suggérait qu’elle était la Gardienne des Liens, choisie par le Fragment de l’Union pour sauver toute une vallée.
« Est-ce que je peux vraiment le faire ? » murmura-t-elle à son reflet, le doute s’insinuant soudain dans son esprit. « Et si j’échoue ? Et si tout empire à cause de moi ? »
Le bracelet à son poignet resta froid et silencieux, comme s’il attendait qu’elle trouve elle-même la réponse à ces questions.
« Cylia ! On y va ! » appela son père depuis le bas de l’escalier.
Prenant une profonde inspiration, elle détourna les yeux du miroir et rejoignit sa famille. Le moment de vérité approchait.
Les rues étaient bondées de gens se dirigeant vers la place centrale. L’atmosphère était étrange – un mélange d’excitation fébrile et d’appréhension, comme avant un orage. Certains arboraient fièrement des rubans bleu clair ou bleu foncé, affichant déjà leur allégeance à l’Est ou à l’Ouest.
La famille de Cylia avançait lentement dans cette foule dense, Yvan tenant fermement la main de Suzie, Diana gardant un œil attentif sur Cylia qui scrutait les alentours, cherchant Romain.
« Tu cherches quelqu’un ? » demanda sa mère, remarquant son manège.
« Romain, » répondit Cylia. « On avait prévu de se retrouver près du vieux chêne. »
« Nous passerons par là, » promit Diana. « Mais ne t’éloigne pas, d’accord ? »
Lorsqu’ils atteignirent enfin le grand chêne qui se dressait à l’entrée de la place centrale, Cylia repéra immédiatement la tignasse rousse de son ami. Romain semblait nerveux, scrutant la foule avec anxiété jusqu’à ce que son regard croise celui de Cylia. Son visage s’illumina alors d’un sourire soulagé.
« Cylia ! » appela-t-il en se frayant un chemin jusqu’à elle.
« Bonjour, Romain, » salua poliment Diana. « Tes parents sont dans le coin ? »
« Mon père est juste là-bas, » répondit Romain en désignant un homme en uniforme de palais qui discutait avec d’autres adultes. « Il travaille aujourd’hui, pour la cérémonie. »
« Je vois, » dit Diana. « Cylia, tu peux rester un peu avec Romain si tu veux, mais retrouve-nous près de la fontaine avant le début de la cérémonie, d’accord ? »
Dès que ses parents se furent éloignés, emmenant Suzie vers la fontaine, Romain se pencha vers Cylia, parlant à voix basse malgré le brouhaha ambiant.
« Alors, c’est toujours le plan ? Tu vas essayer de récupérer les fragments pendant la cérémonie ? »
Cylia hocha gravement la tête. « Je n’ai pas le choix, Romain. C’est aujourd’hui ou jamais. »
« Mon père m’a dit que la Reine sera sur l’estrade principale, » informa Romain, son expression sérieuse contrastant avec son habituel enthousiasme. « Elle présentera les fragments au moment de la proclamation officielle du Grand Partage. »
« C’est à ce moment que je dois agir, » confirma Cylia. « Mais j’ai besoin de ton aide. »
« Tout ce que tu veux ! » assura Romain avec ferveur.
« Quand je m’approcherai de l’estrade, j’aurai besoin d’une diversion. Quelque chose qui détourne l’attention des gardes, juste assez longtemps pour que je puisse m’approcher de la Reine. »
Romain réfléchit un instant, puis son visage s’éclaira. « J’ai une idée ! Mon père m’a parlé des feux d’artifice qu’ils ont préparés pour la fin de la cérémonie. Ils sont stockés dans une tente près de l’estrade. Si je pouvais en déclencher un prématurément… »
« Ce serait parfait ! » s’exclama Cylia, impressionnée par l’audace du plan. « Mais… c’est dangereux, Romain. Si tu te fais prendre… »
« Ne t’inquiète pas pour moi, » la rassura-t-il avec un clin d’œil. « Je suis rapide, et je connais bien le palais grâce à mon père. »
Leur conversation fut interrompue par un roulement de tambour retentissant. Sur la place centrale, une immense estrade avait été érigée, décorée de bannières bleu clair et bleu foncé. Des gardes en uniforme divisé se positionnaient tout autour, créant un cordon de sécurité.
« Ça commence, » murmura Romain. « Tu devrais rejoindre tes parents. »
Cylia acquiesça, mais avant de partir, elle serra brièvement la main de son ami. « Merci, Romain. Quoi qu’il arrive aujourd’hui… merci d’être mon ami. »
Les yeux de Romain brillèrent d’émotion. « On se retrouve après, d’accord ? Quand tout sera fini. »
Cylia rejoignit sa famille près de la fontaine, le cœur battant à tout rompre. La foule était maintenant si dense qu’il était difficile de se déplacer. Elle remarqua que les gens commençaient déjà à se séparer naturellement en deux groupes – ceux qui avaient choisi l’Est d’un côté de la place, ceux qui avaient opté pour l’Ouest de l’autre.
« Te voilà ! » s’exclama Diana avec soulagement en la voyant arriver. « Viens, ils ont commencé à appeler les familles pour la signature officielle. »
En effet, un héraut appelait les noms des familles qui devaient s’avancer vers des tables installées de part et d’autre de l’estrade principale – tables Est et tables Ouest – pour signer les registres officiels du Grand Partage.
« Famille Vernois ! » appela le héraut, et Cylia sentit son père se raidir à côté d’elle.
« C’est nous, » dit-il doucement. « Allons-y. »
Ils s’avancèrent vers les tables Ouest, Diana tenant fermement la main de Suzie, Yvan guidant Cylia avec une main légère sur son épaule. Au moment de signer, Cylia remarqua que ses parents échangeaient un regard étrange – un mélange de tristesse et de résignation, comme s’ils scellaient bien plus que le choix d’un royaume en apposant leurs signatures sur ce document.
Une fois la formalité accomplie, ils furent dirigés vers la section Ouest de la foule, où ils retrouvèrent plusieurs de leurs voisins et amis. Des discussions animées se déroulaient autour d’eux – certains exprimant leur enthousiasme pour ce « nouveau départ », d’autres leur inquiétude face à l’inconnu.
Peu à peu, toutes les familles furent enregistrées, et un silence expectatif tomba sur la place. Les tambours résonnèrent à nouveau, plus fort cette fois, annonçant l’arrivée imminente de la Reine Divisionnaire.
Cylia sentit le bracelet à son poignet se réchauffer soudainement, comme en réaction à cette menace. Elle glissa discrètement une main dans son sac, s’assurant que tout était à portée de main pour le moment crucial.
Un nuage étrange apparut alors au-dessus de l’estrade – mi-blanc, mi-noir, exactement comme celui qui avait annoncé l’arrivée de la Reine lors de la proclamation initiale du Grand Partage. Il descendit lentement, révélant la silhouette imposante de la Reine Divisionnaire.
Elle était encore plus impressionnante que dans le souvenir de Cylia. Grande et majestueuse, son visage parfaitement divisé entre lumière et ténèbres, elle portait une robe somptueuse qui suivait le même schéma – éclatante d’un côté, sombre de l’autre. Mais ce qui attira immédiatement l’attention de Cylia, ce furent les deux fragments du Cristal d’Harmonia qu’elle tenait dans ses mains – l’un bleu clair, l’autre bleu foncé, tous deux scintillant puissamment.
« Mes chers sujets, » commença la Reine d’une voix qui semblait elle-même divisée, tantôt douce, tantôt glaciale, « aujourd’hui marque le début d’une nouvelle ère pour notre vallée. L’ère de la Vérité Divisée ! »
Un murmure parcourut la foule – non pas d’approbation, nota Cylia, mais plutôt d’appréhension.
« Trop longtemps, vous avez vécu dans l’illusion de l’unité, » poursuivit la Reine, « croyant que des forces opposées pouvaient coexister harmonieusement. Mais la véritable nature de toute chose est la division ! »
Elle leva les deux fragments du Cristal, qui se mirent à pulser d’une lumière intense.
« Voyez ces fragments ! Ils étaient autrefois unis en un seul cristal, mais leur vraie puissance ne s’est révélée qu’une fois séparés ! Il en va de même pour notre vallée, pour vos vies, pour vos relations ! »
Cylia sentit une vague de colère monter en elle. Comment osait-elle prétendre que la division était préférable à l’harmonie ? Le bracelet à son poignet devint brûlant, réagissant à son indignation.
« Avec ces fragments, » continua la Reine, « je vais maintenant sceller définitivement le Grand Partage. Une barrière magique s’élèvera le long de la rivière Argentée, séparant à jamais l’Est et l’Ouest. Aucun passage ne sera plus possible. Chacun vivra dans le royaume qu’il a choisi, libéré des compromis et des accommodements qu’exige la coexistence avec ceux qui sont différents ! »
C’était le moment. Cylia jeta un regard vers Romain, qui avait réussi à se faufiler près de la tente des artificiers. Il lui fit un léger signe de tête, indiquant qu’il était prêt.
« Maman, papa, » chuchota Cylia, « je dois aller aux toilettes. Je reviens tout de suite. »
Avant que ses parents ne puissent protester, elle se glissa entre les personnes qui l’entouraient, s’éloignant rapidement. Elle sentit le regard inquiet de sa mère dans son dos, mais ne se retourna pas.
La Reine Divisionnaire levait maintenant les deux fragments au-dessus de sa tête, commençant une incantation dans une langue étrange et ancienne. Les cristaux brillaient de plus en plus intensément, projetant des rayons de lumière bleu clair et bleu foncé qui commençaient à converger vers la rivière Argentée, visible au loin.
Cylia se frayait un chemin à travers la foule, se rapprochant de l’estrade aussi discrètement que possible. Le cordon de gardes semblait impénétrable, mais elle repéra un petit espace entre deux d’entre eux, distraits par le spectacle impressionnant des rayons lumineux.
C’est alors que la diversion de Romain se déclencha. Un sifflement strident retentit, suivi d’une explosion de lumière et de couleur au-dessus de la foule. Un feu d’artifice majestueux illumina le ciel, provoquant des exclamations de surprise et détournant l’attention de tous – y compris des gardes.
Sans hésiter, Cylia se faufila entre eux et courut vers l’estrade. D’un geste rapide, elle sortit le flacon d’Essence d’Harmonia et en avala une gorgée, sentant immédiatement une force nouvelle circuler dans ses veines. Puis elle grimpa sur l’estrade, se retrouvant face à la Reine Divisionnaire qui, interrompue dans son incantation, la fixait avec stupéfaction.
« Toi ! » s’exclama-t-elle, reconnaissant Cylia. « La fille de la place du village ! »
« Arrêtez ça ! » cria Cylia, tendant son poignet pour révéler le bracelet avec le Fragment de l’Union. « Vous n’avez pas le droit de diviser notre vallée ! »
La surprise sur le visage divisé de la Reine se transforma en fureur lorsqu’elle aperçut le Fragment violet.
« Le troisième fragment ! » siffla-t-elle. « Impossible ! Il était perdu depuis des siècles ! »
Autour d’elles, le chaos régnait. Les gardes tentaient de rejoindre l’estrade, mais la foule, désormais agitée par la scène qui se déroulait sous leurs yeux, les en empêchait involontairement. De nouveaux feux d’artifice explosaient dans le ciel – Romain avait visiblement décidé de ne pas s’arrêter à un seul.
« Rendez-moi les fragments ! » exigea Cylia, puisant son courage dans l’Essence d’Harmonia qui coulait en elle. « Ils ne vous appartiennent pas ! »
« Petite idiote, » ricana la Reine, ses deux fragments toujours fermement tenus au-dessus de sa tête. « Tu crois pouvoir t’opposer à moi ? Je suis la Reine Divisionnaire ! La division est ma nature, mon pouvoir ! »
Mais Cylia ne recula pas. Suivant les instructions d’Elian et les enseignements du journal d’Elina, elle ferma les yeux et se concentra intensément sur tous les liens qui l’unissaient aux personnes qu’elle aimait – ses parents, Suzie, Romain, Elian, ses camarades de classe, ses voisins…
Le Fragment de l’Union réagit instantanément, émettant une lumière violette si intense qu’elle traversa ses paupières closes. Elle sentit une chaleur réconfortante l’envelopper, comme si toutes ces personnes se tenaient à ses côtés, lui prêtant leur force.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit avec émerveillement que des fils de lumière violette émanaient de son bracelet, s’étendant dans toutes les directions, connectant des centaines de personnes dans la foule. Certains de ces fils étaient plus épais et plus brillants que d’autres – ceux qui la reliaient à sa famille et à ses amis proches – mais tous pulsaient au même rythme, comme un seul cœur battant.
La Reine Divisionnaire recula d’un pas, visiblement désarçonnée par ce spectacle.
« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-elle, une note d’inquiétude perçant dans sa voix pour la première fois.
« Je montre la vérité, » répondit Cylia avec une assurance tranquille qui ne lui ressemblait pas. « Nous sommes tous connectés. La division n’est qu’une illusion. »
Elle tendit la main vers les fragments que tenait la Reine, concentrant toute sa volonté sur eux. Le Fragment de l’Union à son poignet pulsa plus fort, émettant deux rayons de lumière violette spécifiquement dirigés vers les cristaux bleu clair et bleu foncé.
Les fragments dans les mains de la Reine commencèrent à trembler, comme attirés par une force invisible. La Reine resserra sa prise, son visage déformé par l’effort et la colère.
« Tu ne peux pas les avoir ! » cria-t-elle. « Ils sont à moi ! »
Mais la traction devenait de plus en plus forte. Cylia sentait que le Fragment de l’Union puisait dans tous les liens qui l’entouraient, amplifiant son pouvoir. C’était comme si toute la vallée d’Harmonia l’aidait dans cette lutte silencieuse de volontés.
Soudain, la Reine changea de tactique. Son expression féroce se mua en un sourire calculateur.
« Tu es forte, petite Gardienne, » admit-elle, sa voix redevenant doucereuse. « Mais connais-tu vraiment le pouvoir que tu manies ? Sais-tu ce que ces fragments peuvent révéler ? »
Sans attendre de réponse, elle dirigea les rayons émis par ses fragments directement vers Cylia, l’enveloppant dans une lumière bleue aveuglante.
Immédiatement, des images envahirent l’esprit de Cylia – des visions douloureuses de sa famille. Elle vit ses parents se disputer violemment, se hurler des mots qu’elle ne les avait jamais entendus prononcer. Elle vit son père claquer la porte, sa mère s’effondrer en larmes. Elle vit Suzie, confuse et terrifiée, se cacher sous les couvertures.
« Voilà la vérité que tu cherches tant ! » ricana la Reine. « Voilà ce qui se cache derrière tes précieux liens ! La discorde, la colère, la douleur ! »
Cylia chancela sous l’impact de ces visions, sentant son courage vaciller. Et si la Reine avait raison ? Et si ces liens qu’elle chérissait tant n’étaient qu’illusions, cachant une réalité bien plus sombre ?
Le réseau de fils violets autour d’elle commença à faiblir, certains s’amincissant jusqu’à presque disparaître.
Mais alors qu’elle était sur le point de céder au désespoir, Cylia se souvint de la poussière de cristal. D’une main tremblante, elle sortit la petite fiole de sa poche et, sans hésitation, en répandit le contenu dans l’air autour d’elle.
La poussière scintillante tourbillonna, captant la lumière des fragments et la transformant. Soudain, les visions imposées par la Reine se modifièrent. Cylia vit au-delà des disputes, au-delà de la colère apparente – elle vit la peur qui se cachait derrière, l’amour blessé mais toujours présent, le désir profond de ses parents de protéger leurs enfants malgré leur propre douleur.
Et plus important encore, elle vit l’influence subtile mais réelle de la Reine Divisionnaire – comme une ombre toxique qui s’était glissée dans leur foyer, amplifiant chaque désaccord, transformant chaque incompréhension en abîme infranchissable.
« Non ! » s’écria-t-elle, retrouvant sa détermination. « Vous mentez ! Vous avez empoisonné nos relations, mais le lien est toujours là ! »
Le réseau de fils violets se renforça à nouveau, brillant plus intensément qu’avant. Le Fragment de l’Union à son poignet émit un son cristallin, comme une note de musique parfaite.
Cylia se rappela alors le passage du journal d’Elina sur le pouvoir de la musique. Sans réfléchir, elle commença à chanter – la berceuse que sa mère lui chantait quand elle était petite, celle qui parlait de la vallée unie sous la protection du Cristal d’Harmonia.
Sa voix, d’abord hésitante, gagna en assurance à mesure que la mélodie se déroulait. À sa grande surprise, d’autres voix se joignirent à la sienne – d’abord quelques-unes, puis des dizaines, puis des centaines. La foule entière semblait connaître cette chanson, transmise de génération en génération depuis la fondation de la vallée.
La Reine Divisionnaire poussa un cri de rage et de douleur, comme si cette simple mélodie lui était insupportable. Les fragments dans ses mains brillaient maintenant si fort qu’ils semblaient prêts à lui échapper.
« Arrêtez ! » hurla-t-elle, mais sa voix fut noyée dans le chœur qui s’élevait de la place.
Cylia sentit une présence à ses côtés et, tournant légèrement la tête, elle vit avec stupéfaction Romain qui l’avait rejointe sur l’estrade, chantant à pleins poumons. Puis d’autres personnes montèrent – Mme Bérénice, son enseignante ; le père de Romain dans son uniforme de palais ; et d’autres habitants qu’elle reconnaissait vaguement, tous unis par le même chant, tous reliés par des fils de lumière violette.
La pression sur les fragments de la Reine devint irrésistible. Dans un dernier effort désespéré, elle tenta de les éloigner, mais ils lui échappèrent, s’envolant de ses mains pour flotter dans l’air, attirés inexorablement vers le Fragment de l’Union au poignet de Cylia.
« NON ! » hurla la Reine, tentant de les rattraper.
Mais il était trop tard. Les trois fragments se réunirent dans un flash de lumière aveuglante, fusionnant en un seul cristal parfait qui flotta un instant devant Cylia avant de se poser doucement dans ses mains ouvertes.
Le Cristal d’Harmonia était reconstitué.
Une onde de choc parcourut la place, comme une vague de pure énergie qui se répandit dans toute la vallée. Les bannières de division tombèrent, les lignes tracées au sol s’effacèrent, et la Reine Divisionnaire elle-même sembla vaciller, son apparence changeant subtilement.
Le côté sombre de son visage s’éclaircit légèrement, tandis que le côté lumineux s’assombrissait un peu – non pas pour disparaître, mais pour trouver un équilibre. Son expression de rage fit place à la confusion, puis à une sorte de reconnaissance douloureuse.
« Qu’ai-je fait ? » murmura-t-elle, regardant ses mains vides avec incrédulité.
Cylia s’approcha d’elle, tenant précautionneusement le Cristal reconstitué.
« Vous étiez sous l’emprise de votre propre malédiction, » dit-elle doucement. « Vous avez cru que la division était la seule vérité parce que c’est ce que vous viviez. Mais regardez… »
Elle tendit le Cristal vers la Reine, qui recula instinctivement.
« N’ayez pas peur, » encouragea Cylia. « Il ne vous blessera pas. Il vous montrera la vérité – la vraie vérité, pas celle déformée par la douleur et la colère. »
Avec hésitation, la Reine tendit une main tremblante vers le Cristal. Dès que ses doigts l’effleurèrent, une transformation remarquable s’opéra. La division de son visage s’estompa progressivement, révélant les traits d’une femme ordinaire – belle mais fatiguée, ses yeux reflétant une sagesse douloureusement acquise.
« Séraphine, » murmura une voix nouvelle.
Tous se tournèrent vers l’origine de cette voix. Un passage s’ouvrait dans la foule, laissant place à une femme d’une beauté saisissante, vêtue d’une simple robe bleue, ses longs cheveux argentés flottant autour d’elle comme de l’eau vive.
« Harmonia, » souffla la Reine – non, Séraphine – en reconnaissant la nouvelle venue.
La véritable reine d’Harmonia monta sur l’estrade, son regard empli non pas de colère, mais de compassion.
« Tu es libre maintenant, ma sœur, » dit-elle en prenant les mains de Séraphine dans les siennes. « Libre de la malédiction que tu t’es toi-même imposée. »
« Sa sœur ? » murmura Romain à l’oreille de Cylia, aussi stupéfait qu’elle.
Harmonia se tourna vers Cylia, un sourire lumineux éclairant son visage.
« Jeune Gardienne des Liens, tu as accompli ce que beaucoup croyaient impossible. Tu as non seulement reconstitué le Cristal, mais tu as également guéri un cœur divisé. »
Elle tendit la main vers le Cristal que tenait toujours Cylia. « Puis-je ? »
Cylia le lui remit sans hésitation, sentant instinctivement qu’il appartenait à cette femme rayonnante.
Harmonia leva le Cristal au-dessus de sa tête, et une lumière douce – ni claire ni foncée, mais d’un bleu parfaitement équilibré – en émana, se répandant sur toute la place, toute la vallée.
« Peuple d’Harmonia, » déclara-t-elle d’une voix qui portait sans effort, « le Grand Partage est annulé. Notre vallée restera unie, comme elle l’a toujours été. »
Une clameur de joie s’éleva de la foule, des étreintes spontanées se formant entre des personnes qui, quelques minutes plus tôt, se tenaient dans des camps opposés.
Cylia chercha ses parents du regard et les aperçut qui se frayaient un chemin vers l’estrade, Suzie dans les bras de son père. Leurs visages reflétaient un mélange d’inquiétude, de soulagement et de pure stupéfaction.
« Cylia ! » appela sa mère, la voix tremblante d’émotion.
Avant que Cylia ne puisse répondre, Harmonia posa une main légère sur son épaule.
« Va les rejoindre, » dit-elle avec douceur. « Tu as encore une autre division à guérir. »
Cylia hocha la tête, comprenant parfaitement ce que la reine voulait dire. Elle descendit de l’estrade et courut vers ses parents, qui l’enveloppèrent immédiatement dans une étreinte familiale, Suzie se joignant à eux avec des exclamations joyeuses.
« Ma chérie, qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Diana, caressant les cheveux de sa fille avec incrédulité. « Comment as-tu… ? »
« C’est une longue histoire, » répondit Cylia en souriant à travers ses larmes. « Mais l’important, c’est que j’ai vu quelque chose que vous devez voir aussi. »
Elle leva son poignet, où le bracelet brillait toujours doucement, bien que le Fragment en soit maintenant absent, réuni avec les autres dans le Cristal complet.
« Regardez, » dit-elle, concentrant sa volonté comme elle l’avait appris.
À sa grande surprise, le bracelet réagit encore, émettant une douce lueur violette qui enveloppa sa famille. Des fils de lumière apparurent, reliant chacun d’eux aux autres – père à mère, parents à enfants, sœur à sœur – formant un réseau complexe et magnifique.
« Qu’est-ce que… ? » commença Yvan, stupéfait.
« Ce sont nos liens, » expliqua simplement Cylia. « Ils ont toujours été là, même quand vous ne pouviez plus les voir. »
Ses parents se regardèrent, vraiment se regardèrent, peut-être pour la première fois depuis des mois. Dans leurs yeux, Cylia vit la reconnaissance, puis la compréhension, puis quelque chose qui ressemblait beaucoup à de l’espoir.
« Diana, » murmura Yvan, « je… »
« Je sais, » répondit doucement sa femme, prenant sa main libre. « Moi aussi. »
Ce n’était pas une réconciliation magique, Cylia le savait bien. Les problèmes qui avaient conduit à leur séparation n’avaient pas miraculeusement disparu. Mais l’influence toxique de la division avait été levée, leur permettant enfin de voir clairement ce qu’ils ressentaient vraiment, ce qu’ils voulaient vraiment.
Et pour l’instant, ce qu’ils voulaient visiblement, c’était être ensemble, une famille unie dans cette étreinte qui semblait ne jamais vouloir finir.
La célébration se poursuivit longtemps sur la place centrale, la joie et le soulagement remplaçant la tension et l’appréhension. La Reine Harmonia, officiellement restaurée sur son trône, annonça que Séraphine, guérie de sa malédiction, resterait à ses côtés comme conseillère – un rappel vivant que l’équilibre entre des forces opposées était non seulement possible, mais nécessaire.
Plus tard, alors que le soleil commençait à décliner, Cylia se retrouva un moment seule avec Romain, assis sous le vieux chêne où tout avait commencé.
« On a réussi, » dit-il, encore incrédule. « On a vraiment réussi. »
« Grâce à toi, » souligna Cylia. « Sans ta diversion, je n’aurais jamais pu atteindre l’estrade. »
Romain rougit légèrement, son visage constellé de taches de rousseur s’illuminant d’un sourire fier.
« Et tes parents ? » demanda-t-il après un moment. « Est-ce qu’ils vont… tu sais… rester ensemble ? »
Cylia regarda vers l’endroit où ses parents se tenaient, discutant avec animation avec la mère de Romain et d’autres voisins. Ils ne se tenaient pas par la main, mais ils étaient proches l’un de l’autre, leurs corps inclinés dans une posture qui suggérait une connexion retrouvée.
« Je ne sais pas, » répondit-elle honnêtement. « Mais je crois qu’ils vont essayer. Vraiment essayer cette fois. »
Elle porta la main à son poignet, où le bracelet avait repris son apparence ordinaire – un simple bijou d’argent sans le Fragment de l’Union.
« Le plus important, c’est que nous resterons une famille, quoi qu’il arrive. Différente peut-être, mais toujours unie par ces liens que j’ai vus. »
Romain hocha la tête, comprenant parfaitement ce qu’elle voulait dire.
« Tu sais ce qui est cool ? » dit-il après un moment de réflexion. « Même si le Fragment n’est plus dans ton bracelet, tu restes une Gardienne des Liens. C’est ce que tu es, au fond. »
Cylia sourit, touchée par cette observation. C’était vrai – le Fragment l’avait choisie pour une raison, une raison qui existait bien avant qu’elle ne le découvre.
« Et toi, tu es mon meilleur ami, » répondit-elle simplement. « Ça aussi, ça ne changera pas. »
Ensemble, ils regardèrent le soleil se coucher sur la vallée d’Harmonia – une vallée qui, grâce à eux et à tous ceux qui avaient refusé la division, resterait entière et unie, malgré les différences, malgré les désaccords, malgré les défis qui ne manqueraient pas de se présenter à l’avenir.
Car ils avaient appris, peut-être la leçon la plus importante de toutes, que les véritables liens ne peuvent jamais être complètement brisés – seulement oubliés, puis redécouverts, encore plus forts qu’avant.
— ⭐ —
L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 81