Le salon de Marie-Lou était plongé dans un silence pesant. Assise dans son fauteuil préféré, la mère de Bruno fixait Anaëlle avec un mélange de méfiance et de curiosité. Sa perruque blonde, soigneusement réajustée après l’incident du matin, brillait sous la lumière douce des lampes.
« Alors, vous connaissiez Michel, » dit-elle finalement, brisant le silence.
Anaëlle acquiesça. Ses mains ridées caressaient distraitement la tête de Tresi, qui s’était installée à ses pieds comme si elle la connaissait depuis toujours.
« Nous étions voisins à Ker Izella, » expliqua-t-elle. « Avant qu’il ne parte pour Paris et vous rencontre. »
Bruno buvait ses paroles. Assis sur le tapis, le médaillon entre les mains, il n’osait pas interrompre la conversation.
Isabelle, perchée sur l’accoudoir du canapé, jouait distraitement avec ses longs cheveux blonds. Son regard clair passait d’Anaëlle à sa mère, attentive à la moindre réaction.
« Comment nous avez-vous trouvés ? » demanda Marie-Lou, toujours sur ses gardes.
Anaëlle sourit, révélant des rides profondes autour de ses yeux verts.
« Le médaillon, » répondit-elle simplement. « Il appelle ceux qui peuvent entendre. Hier soir, quand Bruno l’a activé, j’ai senti sa présence. Je savais que Maxence ne tarderait pas à apparaître. »
« Maxence ? » intervint Bruno, incapable de se contenir plus longtemps. « Vous voulez dire le Fantôme de l’Hésitation ? »
« Oui, » confirma Anaëlle en se tournant vers lui. « Avant d’être un fantôme, Maxence était un homme. Un explorateur, un rêveur… comme toi, Bruno. »
Elle se pencha en avant, ses yeux plongés dans ceux du garçon.
« Il y a bien longtemps, Maxence possédait ce médaillon. Il avait découvert le secret de Ker Izella, un village pas tout à fait comme les autres. Un lieu où les rêves peuvent devenir réalité, si on a le courage de les poursuivre. »
Bruno sentit un frisson parcourir son corps. Le médaillon semblait pulser doucement dans sa main, comme pour confirmer les paroles d’Anaëlle.
« Que s’est-il passé ? » demanda-t-il, fasciné.
« Maxence a hésité, » répondit Anaëlle avec une pointe de tristesse. « Il a reporté son voyage, encore et encore, trouvant toujours une excuse pour rester dans le confort de sa vie quotidienne. Le médaillon l’avertissait pourtant que le portail entre les mondes ne resterait pas ouvert éternellement. Mais il n’a pas écouté. »
« Et quand il s’est enfin décidé, » poursuivit-elle, « il était trop tard. Le portail s’était refermé. Sa punition fut de devenir le gardien de ce qu’il avait le plus redouté : l’action, la décision, le changement. Condamné à errer sous forme d’esprit, poussant les autres à faire comme lui… à hésiter jusqu’à ce qu’il soit trop tard. »
Un silence suivit cette révélation. Marie-Lou semblait troublée, comme si cette histoire faisait écho à quelque chose qu’elle connaissait déjà.
« C’est ridicule, » dit-elle finalement. « Des portails, des fantômes… Bruno est trop grand pour croire à ces contes. »
« Vraiment ? » répondit doucement Anaëlle. « Alors comment expliquez-vous qu’il ait vu le Fantôme ? Que le médaillon lui ait montré Ker Izella ? »
Marie-Lou détourna le regard, incapable de répondre.
« Michel croyait à ces ‘contes’, » ajouta Anaëlle. « Il a traversé le portail, lui. C’est pour ça qu’il était si différent, si… spécial. »
Bruno sentit son cœur s’accélérer. Son père avait réussi là où Maxence avait échoué ?
« Mon père est allé à Ker Izella ? » demanda-t-il.
« Il y est né, » corrigea Anaëlle. « Pas dans le Ker Izella de ce monde, mais dans l’autre. Celui où les anges ne sont pas juste des légendes. »
Bruno échangea un regard avec Isabelle, qui semblait aussi stupéfaite que lui. Leur père venait d’un autre monde ?
« C’est pour ça que tu as toujours été attiré par les anges et la voyance, Bruno, » expliqua Anaëlle. « Ce n’est pas un hasard. Le sang de ton père coule dans tes veines. Tu as hérité de ses dons. »
« Quels dons ? » demanda Bruno, la voix tremblante d’excitation.
Anaëlle tendit la main vers le médaillon.
« Puis-je ? »
Bruno hésita un instant, puis lui donna le pendentif. Anaëlle le tint devant ses yeux, l’observant attentivement.
« Ce n’est pas un simple bijou, » dit-elle. « C’est une clé. Une clé qui permet à certaines personnes de voir au-delà du voile qui sépare les mondes. Ton père pouvait le faire. Et toi aussi, Bruno. »
Elle lui rendit le médaillon.
« Ferme les yeux et concentre-toi sur l’ange gravé, » instruisit-elle. « Imagine qu’il te parle. Écoute sa voix. »
Bruno obéit, serrant le médaillon dans sa paume et fermant les yeux. Au début, il ne sentit rien de particulier, juste le métal froid contre sa peau. Mais peu à peu, une chaleur se répandit dans sa main, remontant le long de son bras.
Et soudain, il l’entendit. Une voix, douce et mélodieuse, qui semblait venir de très loin.
« Bruno, » murmurait-elle. « Héritier de Michel, porteur du médaillon des possibles… »
Le garçon ouvrit brusquement les yeux, stupéfait.
« J’ai entendu une voix ! » s’exclama-t-il.
Anaëlle sourit avec satisfaction.
« Qu’a-t-elle dit ? » demanda-t-elle.
Bruno répéta les mots qu’il avait entendus. Marie-Lou pâlit visiblement, et même Isabelle semblait impressionnée.
« C’est le don de clairvoyance, » expliqua Anaëlle. « La capacité d’entendre les messages des anges gardiens. Ton père l’avait aussi. C’est comme ça qu’il a su qu’il devait venir dans ce monde… pour rencontrer ta mère. »
Marie-Lou se leva soudainement, les larmes aux yeux.
« Ça suffit, » dit-elle d’une voix étranglée. « Bruno, range ce médaillon. Nous en avons assez entendu. »
« Mais maman… » protesta Bruno.
« J’ai dit ça suffit ! » coupa Marie-Lou. Elle se tourna vers Anaëlle. « Je vous remercie d’avoir aidé mon fils ce matin, mais je vous demande maintenant de partir. Ces histoires… elles font plus de mal que de bien. »
Anaëlle se leva lentement, son visage empreint de compassion.
« Je comprends votre peur, Marie-Lou, » dit-elle doucement. « Vous avez perdu Michel, et vous craignez de perdre aussi Bruno. Mais vous ne pouvez pas le protéger en lui cachant la vérité. Le médaillon l’a choisi. Le portail va s’ouvrir à la prochaine pleine lune. Il doit être prêt. »
« Prêt pour quoi ? » demanda Marie-Lou, alarmée.
« Pour faire un choix, » répondit Anaëlle. « Le même choix que Maxence n’a pas su faire. Le même choix que Michel a fait. »
Elle sortit une carte de visite de sa poche et la tendit à Bruno.
« Mon adresse, » dit-elle. « Viens me voir quand tu seras prêt à en apprendre davantage. Le temps presse, Bruno. La pleine lune est dans treize jours. »
Sur ces mots, elle salua poliment la famille et se dirigea vers la porte. Tresi la suivit jusqu’au seuil, comme à regret, avant de revenir s’asseoir près de Bruno.
Une fois Anaëlle partie, Marie-Lou s’effondra dans son fauteuil, le visage dans les mains.
« Maman ? » s’inquiéta Isabelle en s’approchant d’elle. « Tu vas bien ? »
« Non, » admit Marie-Lou en relevant la tête. Ses yeux étaient rougis par les larmes. « Je pensais que tout cela était fini. Que nous étions en sécurité. »
« Tu… tu savais ? » demanda Bruno, incrédule. « Pour le médaillon ? Pour papa ? »
Marie-Lou hocha lentement la tête.
« Ton père m’avait tout raconté, » murmura-t-elle. « Au début, je croyais que c’étaient des histoires, des fantaisies. Mais j’ai vu… des choses. Des choses qui ne pouvaient s’expliquer autrement. »
« Pourquoi tu ne nous as jamais rien dit ? » demanda Isabelle, partagée entre la colère et la fascination.
« Pour vous protéger, » répondit Marie-Lou. « Après la mort de votre père, j’ai caché le médaillon. J’espérais que sans lui, le lien avec l’autre monde serait rompu. Que vous pourriez avoir une vie normale. »
Bruno serra le médaillon dans sa main.
« Mais je ne veux pas d’une vie normale, » dit-il avec une détermination nouvelle. « Je veux connaître l’héritage de papa. Je veux comprendre qui je suis vraiment. »
Marie-Lou le regarda longuement, comme si elle le voyait pour la première fois.
« Tu lui ressembles tellement, » murmura-t-elle finalement. « Pas seulement physiquement. Tu as la même étincelle dans les yeux. La même soif d’ailleurs. »
Elle soupira profondément.
« Je ne peux pas t’empêcher de suivre ton chemin, n’est-ce pas ? »
Bruno secoua la tête.
« Non, maman. Je dois savoir. Je dois essayer. »
Marie-Lou essuya ses larmes et se redressa.
« Alors je ne m’opposerai pas, » dit-elle avec résignation. « Mais promets-moi d’être prudent. Et de ne pas y aller seul. »
« Je l’accompagnerai, » intervint Isabelle en posant une main sur l’épaule de son frère. « On découvrira ce mystère ensemble. »
Bruno sourit à sa sœur, reconnaissant pour son soutien. Puis il regarda le médaillon, qui brillait doucement dans sa paume.
« Je dois aller voir Anaëlle, » décida-t-il. « Elle peut m’apprendre à utiliser ce don. À comprendre ce que le médaillon essaie de me montrer. »
Marie-Lou acquiesça tristement.
« Va, » dit-elle. « Mais reviens avant la nuit. Et Bruno… »
« Oui ? »
« N’oublie jamais que, quel que soit ton choix, tu as toujours un foyer ici. »
Bruno se leva et étreignit sa mère avec force. Dans sa tête, la voix du médaillon résonnait encore, l’appelant vers un destin qu’il commençait à peine à entrevoir. Et quelque part, il le savait, le Fantôme de l’Hésitation guettait, attendant la moindre faiblesse pour s’insinuer à nouveau dans ses pensées.
Mais cette fois, Bruno était prêt à combattre. Avec l’aide d’Anaëlle, il apprendrait à maîtriser son don. Et peut-être, enfin, comprendrait-il pourquoi son cœur avait toujours battu pour la Bretagne, pour ce village mystérieux nommé Ker Izella.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 78