La maison d’Anaëlle se trouvait dans un quartier tranquille de Paris, une petite demeure aux volets bleus qui semblait tout droit sortie d’un village breton. Bruno s’arrêta devant la porte, le médaillon autour du cou, et prit une profonde inspiration. Isabelle lui serra l’épaule en signe d’encouragement.
« Vas-y, » dit-elle. « Je t’attends ici. C’est ton voyage, Bruno. »
Il hocha la tête, reconnaissant. Sa grande sœur avait insisté pour l’accompagner jusqu’à la maison d’Anaëlle, mais elle comprenait intuitivement qu’il devait affronter certaines choses seul. Sa longue robe bohème flottait dans la brise légère, et ses yeux clairs reflétaient sa confiance en lui.
Bruno frappa à la porte. Quelques instants plus tard, Anaëlle lui ouvrit, comme si elle l’attendait.
« Te voilà, » dit-elle avec un sourire. « Je savais que tu viendrais. Entre. »
L’intérieur de la maison était étonnant. Des symboles celtiques ornaient les murs, des cristaux et des plantes séchées pendaient du plafond, et des livres anciens s’empilaient sur chaque surface disponible. L’air embaumait la sauge et la lavande.
« Ton père aimait cet endroit, » dit Anaëlle en le guidant vers un petit salon à l’arrière de la maison. « Il disait que ça lui rappelait Ker Izella. »
Bruno observait tout avec fascination. Sur une étagère, il remarqua une photo encadrée qui attira son attention. Un homme grand et mince, aux cheveux bruns en bataille, souriant à l’objectif. Il portait des lunettes de soleil, comme Bruno aimait en porter.
« C’est… »
« Ton père, oui, » confirma Anaëlle. « Prise quelques semaines avant qu’il ne rencontre ta mère. »
Bruno s’approcha, le cœur battant. Il y avait si peu de photos de son père chez eux. Marie-Lou disait que c’était trop douloureux. Mais là, il semblait si vivant, si… semblable à Bruno lui-même.
« Il était comme toi, » poursuivit Anaëlle. « Rêveur, sensitif. Mais il a appris à agir malgré ses doutes. C’est ce que tu dois apprendre aussi. »
Elle l’invita à s’asseoir sur un coussin près d’une table basse où était disposé un grand miroir à cadre d’argent.
« Le médaillon, » dit-elle en tendant la main.
Bruno le retira de son cou et le lui donna. Anaëlle le plaça au centre du miroir.
« Aujourd’hui, nous allons commencer ton apprentissage, » expliqua-t-elle. « La clairvoyance n’est pas un don qui s’exprime tout seul. Il faut l’entraîner, comme un muscle. »
Elle pointa le miroir.
« Les miroirs sont des portes, Bruno. Des passages entre les mondes. Avec le médaillon comme clé et ton don comme guide, tu peux voir au-delà du reflet. »
Bruno déglutit. Tout cela semblait si irréel, et pourtant, après avoir vu le Fantôme de l’Hésitation, il ne pouvait plus douter de l’existence de l’extraordinaire.
« Que dois-je faire ? » demanda-t-il.
« Regarde le médaillon dans le miroir, » instruisit Anaëlle. « Pas directement, mais son reflet. Concentre-toi sur l’ange gravé. Imagine qu’il prend vie, qu’il te parle. »
Bruno fixa le reflet du médaillon. Au début, il ne vit rien d’anormal. Puis, peu à peu, il remarqua que l’ange semblait bouger légèrement, ses ailes frémissant comme s’il respirait.
« Je le vois, » murmura-t-il. « Il bouge. »
« Continue, » encouragea Anaëlle. « Laisse-le te guider. »
Le reflet du médaillon commença à briller d’une lumière bleutée, comme la nuit où Bruno l’avait découvert. L’ange se détacha du métal, devenant une silhouette lumineuse qui flottait au-dessus du miroir.
« Bruno, » dit une voix cristalline que seul le garçon semblait entendre. « Héritier de Michel, porteur du médaillon des possibles… »
« Je t’entends, » répondit Bruno, fasciné.
« Le portail s’ouvrira à la pleine lune, » poursuivit la voix. « Mais le Fantôme de l’Hésitation fera tout pour t’empêcher de le franchir. Il se nourrit de tes doutes, de tes peurs. Il est plus fort quand tu hésites. »
« Comment puis-je le vaincre ? » demanda Bruno.
« En agissant, » répondit simplement la voix. « Chaque action décidée l’affaiblit. Chaque pas vers ton destin diminue son pouvoir sur toi. »
L’ange de lumière pointa une direction, et le miroir ne refléta plus la pièce, mais un paysage côtier magnifique. Des falaises escarpées, une mer d’un bleu profond, et un petit village aux maisons de pierre grise.
« Ker Izella, » souffla Bruno.
« Ton héritage t’y attend, » confirma la voix. « Mais pour y accéder, tu devras faire face à tes peurs les plus profondes. »
La vision dans le miroir changea, montrant maintenant une maison précise, nichée entre deux rochers face à la mer. La même que celle que le médaillon avait projetée dans le grenier.
« La maison de ton père, » expliqua la voix. « Là où tout a commencé. Là où tout doit continuer. »
Soudain, une brume grise commença à s’infiltrer dans le miroir, obscurcissant la vision. Deux yeux orange anxieux apparurent dans la brume.
« Il me trouve, » dit l’ange avec urgence. « Je dois partir. Souviens-toi, Bruno : agir est ta plus grande force contre lui. »
L’ange disparut, et le miroir ne montra plus que le reflet normal de la pièce et du médaillon. Bruno cligna des yeux, comme s’il sortait d’une transe.
« Tu l’as vu, » constata Anaëlle. Ce n’était pas une question.
« Oui, » confirma Bruno. « L’ange du médaillon. Il m’a montré Ker Izella, la maison de mon père. Il a dit que je devais agir pour affaiblir le Fantôme. »
Anaëlle hocha la tête avec satisfaction.
« C’est ton premier vrai contact, » dit-elle. « Et tu as réussi à maintenir la vision malgré l’intervention de Maxence. C’est impressionnant pour un débutant. »
Elle se leva et se dirigea vers une vieille armoire en bois sombre. Elle en sortit une carte de la Bretagne qu’elle étala sur la table, repoussant le miroir.
« Ker Izella n’apparaît sur aucune carte de ce monde, » expliqua-t-elle. « C’est un village-miroir, existant dans deux dimensions parallèles. Dans notre monde, il y a un village qui s’en rapproche : Kerella. »
Elle pointa un petit point sur la côte bretonne, près de Quimper.
« C’est là que tu dois te rendre pour la pleine lune. À cet endroit précis, quand les conditions seront réunies, le portail s’ouvrira. »
Bruno observa la carte avec attention, mémorisant l’emplacement.
« Comment s’y rendre ? » demanda-t-il, pratique pour une fois.
« Train jusqu’à Quimper, puis bus local, » répondit Anaëlle. « Ou voiture, si ta mère accepte de vous y conduire, toi et ta sœur. »
Bruno réfléchit. Sa mère possédait une voiture qu’elle utilisait rarement. Elle la lui prêtait parfois pour de petites courses, mais un voyage jusqu’en Bretagne…
« Je ne sais pas si elle acceptera, » admit-il.
« C’est ta première épreuve, » dit Anaëlle. « Convaincre ta mère. Pas en la suppliant, pas en lui faisant pitié, mais en lui montrant que tu es capable de responsabilité. Que tu peux planifier, organiser, prévoir. »
Bruno comprit. C’était exactement ce qui lui manquait d’habitude. Il rêvait, imaginait, mais passait rarement à l’action concrète.
« Je vais préparer un plan, » décida-t-il. « Un itinéraire détaillé, un budget, tout. Je vais lui montrer que je suis sérieux. »
Anaëlle sourit avec approbation.
« Voilà qui affaiblira déjà le Fantôme, » dit-elle. « Mais attention, Bruno. Plus tu avanceras vers ton but, plus il deviendra désespéré. Il tentera tout pour te faire renoncer. »
Elle reprit le médaillon et le lui rendit.
« Garde-le toujours avec toi. Il te protégera, dans une certaine mesure. Et il te guidera. »
Bruno remit le médaillon autour de son cou, sentant sa chaleur réconfortante contre sa poitrine.
« Je reviendrai demain, » promit-il. « Pour continuer l’entraînement. »
« Demain, nous travaillerons sur ta capacité à reconnaître les illusions de Maxence, » dit Anaëlle. « C’est crucial. Il est maître dans l’art de créer des mirages confortables pour te détourner de ton chemin. »
Bruno se leva, plein d’une détermination nouvelle. Pour la première fois de sa vie, il avait un but précis, un plan à mettre en œuvre. Ce n’était plus un rêve vague de Bretagne, mais une mission concrète.
En sortant de la maison, il retrouva Isabelle qui l’attendait patiemment, feuilletant un livre qu’elle avait apporté.
« Alors ? » demanda-t-elle en voyant son expression.
« J’ai vu des choses incroyables, Isa, » répondit-il avec enthousiasme. « Et j’ai un plan. »
Il lui raconta tout en détail pendant qu’ils rentraient chez eux. Isabelle l’écoutait attentivement, posant parfois des questions pertinentes qui l’aidaient à clarifier ses pensées.
« Tu sais ce que ça veut dire ? » dit-elle finalement. « Tu vas devoir vraiment t’organiser. Faire des recherches, des réservations, prévoir un budget… »
« Je sais, » répondit Bruno. « Et je vais le faire. Cette fois, ce n’est pas juste un rêve. C’est réel. »
Isabelle sourit, visiblement fière de son petit frère.
« Je t’aiderai, » promit-elle. « Mais c’est ton projet. Tu dois prendre les devants. »
En arrivant à la maison, ils trouvèrent Marie-Lou dans la cuisine, préparant le dîner. Tresi accueillit Bruno avec enthousiasme, tournant autour de lui en aboyant joyeusement.
« Comment était cette visite ? » demanda Marie-Lou, tentant de paraître détendue malgré l’inquiétude visible dans ses yeux.
Bruno prit une profonde inspiration. C’était le moment de commencer à agir, de montrer qu’il pouvait être responsable.
« Maman, » dit-il d’une voix assurée qu’il ne se connaissait pas. « J’ai besoin de te parler de mon projet pour aller en Bretagne. J’ai commencé à élaborer un plan, et j’aimerais te le présenter. »
Marie-Lou le regarda longuement, surprise par ce ton nouveau, cette attitude décidée. Puis elle hocha lentement la tête.
« D’accord, Bruno. Je t’écoute. »
Ce soir-là, pendant le dîner, Bruno présenta les grandes lignes de son projet. Il parla avec une assurance tranquille, expliquant pourquoi ce voyage était important pour lui, comment il comptait s’y prendre, et ce qu’il espérait découvrir.
Marie-Lou l’écoutait en silence, son expression passant de la méfiance à la résignation, puis, étonnamment, à une forme de fierté.
« Tu as changé, » remarqua-t-elle finalement. « En un jour à peine. »
« J’ai compris quelque chose d’important, » répondit Bruno. « Les rêves ne suffisent pas. Il faut agir pour les réaliser. »
Marie-Lou échangea un regard avec Isabelle, qui hocha imperceptiblement la tête.
« Très bien, » dit-elle finalement. « Si tu me présentes un plan détaillé, avec budget et itinéraire, et si Isabelle t’accompagne… je vous prêterai ma voiture pour ce voyage. »
Bruno n’en croyait pas ses oreilles. C’était presque trop facile.
« Vraiment ? » s’exclama-t-il.
« Vraiment, » confirma Marie-Lou. « Mais j’ai mes conditions. Vous m’appellerez tous les jours. Vous serez de retour avant la rentrée scolaire. Et… »
Elle hésita, son regard s’attardant sur le médaillon.
« Et tu me promettras de ne pas faire de choix irréversible sans m’en parler d’abord. »
Bruno comprit qu’elle faisait référence au portail, à la possibilité qu’il choisisse de rester à Ker Izella, comme son père avait choisi de venir dans ce monde.
« Je te le promets, » dit-il solennellement.
Cette nuit-là, dans sa chambre, Bruno travailla tard sur son ordinateur, recherchant des informations sur Kerella, le village qui correspondait à Ker Izella dans ce monde. Il trouva des photos, des témoignages de visiteurs, des informations pratiques. Il commença à établir un budget, à calculer les distances, à prévoir les étapes du voyage.
Le médaillon reposait près de lui, brillant doucement dans la pénombre. Pour la première fois, Bruno ne se contentait pas de rêver. Il agissait. Et quelque part, il le sentait, le Fantôme de l’Hésitation s’affaiblissait déjà.
Mais alors qu’il s’apprêtait enfin à se coucher, épuisé mais satisfait, un courant d’air froid parcourut la chambre. La fenêtre était pourtant fermée.
« Tu crois que c’est si simple ? » murmura une voix familière. « Que je vais te laisser faire ? »
Bruno se redressa dans son lit. Dans le coin le plus sombre de la chambre, deux yeux orange brillaient dans une brume grise à peine perceptible.
« Laisse-moi tranquille, » dit Bruno avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait. « Tu n’as aucun pouvoir sur moi. »
Un rire doux, presque triste, résonna dans la pièce.
« Vraiment ? Alors pourquoi ton cœur bat-il si vite ? Pourquoi ta main tremble-t-elle ? »
Bruno regarda sa main. Elle tremblait effectivement.
« La peur n’est pas une faiblesse, » répondit-il, se rappelant les paroles d’Anaëlle. « C’est normal d’avoir peur. L’important est d’agir malgré la peur. »
La brume sembla s’agiter, contrariée.
« Tu joues avec des forces que tu ne comprends pas, » siffla le Fantôme. « Ker Izella n’est pas le paradis que tu imagines. Et le choix que tu devras faire… il pourrait te coûter plus que tu ne le penses. »
« Quel choix ? » demanda Bruno, intrigué malgré lui.
Le Fantôme s’approcha, sa cape brumeuse ondulant autour de lui.
« Le même que ton père. Le même que j’ai refusé de faire. Choisir entre deux mondes. Deux vies. Deux destins. »
Il pointa une main vaporeuse vers la photo de famille sur le bureau de Bruno.
« Es-tu prêt à tout abandonner ? Ta mère qui te donne tout sans rien demander en retour ? Ta sœur qui te protège ? Ton confort, ta sécurité ? Pour quoi ? Un village dont tu ne sais rien, un héritage dont tu ignores le poids ? »
Les mots du Fantôme trouvaient un écho en Bruno. Il n’avait pas pensé à cela. Et si le choix était vraiment si radical ? Abandonner sa famille, tout ce qu’il connaissait ?
Mais non. Il secoua la tête, refusant de se laisser manipuler.
« Tu essaies de me faire peur, » dit-il fermement. « De me faire douter. Mais ça ne marchera pas. Mon père a fait son choix, et j’ai confiance en lui. Je ferai le mien quand le moment viendra. »
Il saisit le médaillon et le tint devant lui. L’ange gravé sembla luire légèrement, et le Fantôme recula.
« Va-t’en maintenant, » ordonna Bruno. « Je dois me reposer. J’ai beaucoup à faire demain. »
À sa grande surprise, le Fantôme s’inclina légèrement.
« Comme tu voudras, » dit-il. « Mais souviens-toi de mes paroles quand tu te tiendras devant le portail. Souviens-toi de ce que tu risques de perdre. »
Sur ces mots, il disparut, laissant Bruno seul avec ses pensées. Le garçon resta éveillé longtemps, réfléchissant aux avertissements du Fantôme. Était-ce juste une tactique pour le décourager ? Ou y avait-il une part de vérité dans ses paroles ?
Une chose était certaine : le voyage en Bretagne promettait d’être bien plus qu’une simple excursion touristique. C’était un voyage vers son destin, vers la vérité sur son père, sur lui-même.
Et malgré les doutes semés par le Fantôme, Bruno était plus déterminé que jamais à l’entreprendre.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 78