Lorsque Julie émergea de la forêt, elle fut surprise de voir que le soleil n’avait presque pas bougé dans le ciel. Comme Mamie Rose l’avait expliqué, le temps avait repris son cours normal. Sa mère et son frère étaient toujours installés dans la clairière de pique-nique, Myrielle rangeant les restes du repas tandis que Martin, allongé sur l’herbe, continuait de jouer à sa console.
« Te voilà, ma chérie! » s’exclama Myrielle en apercevant Julie. « Tu as trouvé de jolis trésors dans la forêt? »
Julie toucha discrètement l’amulette cachée sous sa robe turquoise. Pour sa mère, elle n’avait disparu que quelques minutes, partie explorer les environs comme elle le faisait souvent.
« Oui, maman, j’ai trouvé… des choses intéressantes, » répondit-elle en échangeant un regard complice avec Choupette qui s’étirait nonchalamment, comme si elle venait simplement de se réveiller d’une sieste.
Julie leva les yeux vers le ciel. Le Nuage Noir avait disparu, du moins en apparence, mais elle pouvait encore sentir sa présence, comme une ombre à la périphérie de sa conscience.
« On devrait rentrer, » dit Myrielle en regardant le ciel. « Il pourrait pleuvoir. »
« Enfin! » soupira Martin en rangeant sa console. « J’ai plus de batterie de toute façon. »
Sur le chemin du retour, Julie resta silencieuse, perdue dans ses pensées. Comment allait-elle trouver le cœur de la vallée? Et comment planter la Graine d’Espoir sans que le Nuage Noir ne l’en empêche?
« Tu es bien calme, » remarqua Myrielle en posant une main sur l’épaule de sa fille. « Quelque chose te tracasse? »
Julie hésita. Elle mourait d’envie de tout raconter à sa mère: Choupette qui parlait, Mamie Rose, le Nuage Noir… Mais elle se rappela les paroles de Mamie Rose: « Certains adultes ont oublié comment voir au-delà du visible. Ton secret pourrait les effrayer ou les inquiéter. »
« Non, ça va, » répondit-elle finalement. « Je réfléchissais juste à… à comment on pourrait aider la planète. »
Myrielle sourit tendrement. « Ma petite écologiste. On en parlera ce soir si tu veux. J’ai justement un nouveau projet de compostage communautaire qui pourrait t’intéresser. »
De retour à la maison, une jolie villa avec un grand jardin à la lisière de la forêt, Julie monta directement dans sa chambre, suivie par Choupette. Elle ferma la porte et sortit précautionneusement le petit sac que lui avait donné Mamie Rose.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant? » demanda-t-elle à Choupette.
Le chaton sauta sur le lit et s’assit, droit comme un sphinx. « On doit commencer par chercher le cœur de la vallée. Mais on aura besoin d’aide. »
« De l’aide? Mais qui pourrait nous aider? Personne d’autre ne peut te voir parler ou voir le Nuage Noir. »
Choupette pencha la tête sur le côté. « Tu en es sûre? As-tu déjà essayé de savoir si d’autres personnes pouvaient voir ce que tu vois? »
Julie réfléchit. En effet, elle n’avait jamais posé la question directement. « Tu penses que quelqu’un dans ma famille pourrait…? »
« Il n’y a qu’un moyen de le savoir, » ronronna Choupette.
Le dîner ce soir-là fut plus silencieux que d’habitude. Julie observait attentivement sa mère et son frère, cherchant le moindre signe qu’ils pourraient être réceptifs au monde invisible qu’elle avait découvert.
« Martin, » dit-elle finalement, « as-tu déjà vu des nuages qui ont l’air… différents? Des nuages qui bougent contre le vent? »
Martin leva à peine les yeux de son assiette. « Des nuages? Non, je ne regarde pas vraiment le ciel. Pourquoi? »
« Pour rien, » soupira Julie, déçue.
« Moi, j’en ai vu, » dit soudainement Myrielle, surprenant Julie. « Quand j’étais petite, à peu près ton âge. Je voyais parfois des nuages sombres qui semblaient me suivre. Ma grand-mère disait que c’étaient les esprits de la vallée qui veillaient sur nous. »
Le cœur de Julie fit un bond. « Tu les vois encore? »
Myrielle eut un sourire nostalgique. « Non, plus maintenant. Je suppose que j’ai grandi et que j’ai oublié comment regarder. »
Après le dîner, Julie hésita devant la porte de la chambre de son frère. Finalement, elle frappa doucement.
« Quoi? » grogna Martin de l’intérieur.
Julie entra timidement. Martin était affalé sur son lit, les yeux rivés sur son téléphone.
« Je peux te parler de quelque chose? » demanda-t-elle.
« Si c’est encore pour me dire de moins utiliser mon téléphone, maman t’a déjà devancée, » marmonna-t-il sans lever les yeux.
« Non, c’est au sujet des nuages. Et… d’autres choses étranges. »
Quelque chose dans sa voix dut attirer l’attention de Martin, car il posa son téléphone et la regarda vraiment pour la première fois de la journée.
« Quel genre de choses étranges? »
Julie s’assit au bord du lit. « Si je te disais que j’ai vu un nuage qui peut prendre forme humaine et qui parle? Et que Choupette peut parler aussi? »
Elle s’attendait à ce qu’il se moque d’elle, mais Martin resta silencieux un long moment. Puis, à sa grande surprise, il dit: « Je te croirais. »
« Vraiment? » s’étonna Julie.
Martin se redressa, soudain sérieux. « Il y a trois mois, j’étais dans le parc derrière l’école avec mes amis. On jouait à un jeu sur nos téléphones, tu sais, un de ces jeux où il faut se déplacer dans le monde réel. J’ai vu quelque chose dans le ciel, comme une ombre qui bougeait toute seule. Mes amis n’ont rien vu, alors je n’en ai parlé à personne. »
Julie sentit son cœur s’accélérer. « C’était le Nuage Noir! Qu’est-ce qu’il a fait? »
« Rien. Il est juste resté là à nous observer. Mais après, j’ai commencé à avoir ces pensées… que rien de ce qu’on fait n’a d’importance, que la planète est fichue de toute façon… » Il haussa les épaules, essayant de paraître indifférent, mais Julie voyait bien que cela le troublait.
« C’est exactement ce qu’il fait! » s’exclama-t-elle. « Il répand le désespoir pour que les gens arrêtent d’essayer de changer les choses. »
Elle lui raconta alors tout: sa rencontre avec le Nuage Noir, Choupette qui parle, Mamie Rose et son jardin magique, la Graine d’Espoir qu’elle devait planter au cœur de la vallée.
Lorsqu’elle eut terminé, Martin resta silencieux un long moment.
« Tu me crois? » demanda timidement Julie.
« C’est complètement dingue, » dit finalement Martin. Puis il sourit. « Mais oui, je te crois. En fait, c’est la chose la plus excitante que j’aie jamais entendue! »
Il se leva d’un bond et commença à faire les cent pas dans sa chambre. « C’est comme dans un jeu vidéo, mais en vrai! Une quête pour sauver la vallée d’un esprit corrompu! »
Julie n’en croyait pas ses oreilles. Non seulement Martin la croyait, mais il semblait enthousiasmé par l’aventure qui les attendait.
« Alors tu vas m’aider? » demanda-t-elle, pleine d’espoir.
« Bien sûr que je vais t’aider! » s’exclama Martin. « Ma petite sœur est l’héroïne d’une quête magique, comment pourrais-je rester à l’écart? »
À ce moment, Choupette entra dans la chambre et sauta sur le lit.
« Salut, chat magique, » dit Martin en la regardant fixement. « Tu peux vraiment parler? »
Choupette le fixa de ses yeux verts. « Seulement à ceux qui ont le cœur ouvert pour entendre. »
Les yeux de Martin s’écarquillèrent. « Whoa! C’est vraiment vrai! »
« Chut, pas si fort! » chuchota Julie. « Maman ne doit pas savoir, du moins pas encore. »
Ils passèrent le reste de la soirée à élaborer un plan. Martin proposa d’utiliser une application de cartographie sur sa tablette pour explorer la vallée et essayer de localiser son « cœur ».
« Si c’est un lieu magique, il doit avoir quelque chose de spécial, non? » raisonna-t-il. « Peut-être un endroit où convergent plusieurs ruisseaux, ou une colline particulièrement verte… »
« Mamie Rose a dit que ce n’était pas un lieu qu’on pouvait indiquer sur une carte, » rappela Julie. « Elle a dit que je devrais le sentir grâce à l’amulette. »
Elle sortit le pendentif en forme de feuille de sous sa robe pour le montrer à Martin.
« C’est trop cool, » murmura-t-il en l’examinant sans oser y toucher. « Et tu dis qu’il te permet de communiquer avec la nature? »
« Oui, mais je ne sais pas encore très bien comment ça marche, » admit Julie.
« On pourrait faire des tests demain, » suggéra Martin, retrouvant son enthousiasme. « Dans le jardin d’abord, puis peut-être dans la forêt derrière la maison. »
Le lendemain matin, Julie se réveilla avec un sentiment d’excitation mêlé d’appréhension. Elle regarda par la fenêtre et vit que le ciel était d’un bleu parfait, sans aucun nuage – noir ou autre.
Elle descendit prendre son petit déjeuner et fut surprise de voir Martin déjà levé, lui qui d’habitude restait au lit jusqu’à midi pendant les vacances.
« Bonjour, aventurière, » lui chuchota-t-il avec un clin d’œil.
Myrielle, qui préparait des pancakes végétaliens, se tourna vers eux avec un sourire surpris. « Eh bien, voilà un miracle! Mon fils adolescent levé avant 10 heures un samedi! »
« J’ai promis à Julie de l’emmener faire une exploration dans le jardin, » expliqua Martin en se servant un verre de jus d’orange.
Myrielle parut ravie. « C’est merveilleux que vous fassiez des activités ensemble! Je dois aller au marché bio ce matin, puis j’ai une réunion pour le projet de compostage communautaire. Vous serez sages? »
« Promis, maman, » dirent Julie et Martin en chœur, échangeant un regard complice.
Dès que Myrielle fut partie, ils se précipitèrent dans le jardin, accompagnés de Choupette qui trottinait gaiement devant eux.
« Alors, comment ça marche, cette amulette? » demanda Martin.
Julie la sortit de sous son t-shirt et la tint dans sa main. « Mamie Rose m’a dit de me concentrer et d’écouter la nature. »
Elle ferma les yeux et essaya de faire le vide dans son esprit, comme le lui avait enseigné Mamie Rose. Au début, elle n’entendit que les bruits habituels: le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles dans la brise légère. Mais peu à peu, ces sons se transformèrent. Le chant des oiseaux devint des mots, le bruissement des feuilles une mélodie.
« Ils parlent! » s’exclama-t-elle en ouvrant les yeux. « Les oiseaux, les arbres… ils communiquent! »
« Qu’est-ce qu’ils disent? » demanda Martin, fasciné.
« Les oiseaux parlent d’un changement dans l’air, quelque chose qui perturbe leurs routes migratoires. Et les arbres… » Elle posa sa main sur le tronc du vieux chêne qui dominait leur jardin. « Ils sont inquiets. Ils sentent que quelque chose ne va pas avec le sol, avec l’eau… »
Choupette se frotta contre ses jambes. « Tu commences à comprendre, Julie. La nature essaie de nous parler depuis toujours, mais peu d’humains savent encore écouter. »
Soudain, l’amulette se mit à chauffer contre la peau de Julie. Elle la regarda et vit qu’elle émettait une faible lueur verte.
« Elle s’active! » s’exclama-t-elle.
« Peut-être qu’elle essaie de te guider vers le cœur de la vallée? » suggéra Martin.
Julie tendit l’amulette devant elle et la déplaça lentement. Lorsqu’elle pointa vers le nord, la lueur s’intensifia légèrement.
« Par là! » dit-elle en montrant la direction.
Ils suivirent l’indication de l’amulette, qui les mena au-delà de leur jardin, vers un petit sentier qui s’enfonçait dans la forêt. Plus ils avançaient, plus l’amulette brillait.
« On est sur la bonne voie, » murmura Julie.
Ils marchèrent pendant près d’une heure, suivant toujours l’amulette qui les guidait à travers la forêt de plus en plus dense. Soudain, ils débouchèrent dans une petite clairière traversée par un ruisseau cristallin.
« C’est magnifique, » souffla Martin, impressionné malgré lui par la beauté de l’endroit.
L’amulette brillait maintenant d’une lueur intense, mais elle continuait de pointer au-delà de la clairière.
« Ce n’est pas encore le cœur de la vallée, » comprit Julie.
Elle s’approcha du ruisseau et s’agenouilla pour y tremper ses doigts. Aussitôt, une sensation étrange la parcourut, comme si l’eau lui parlait directement.
« Ce ruisseau est malade, » dit-elle tristement. « Il est empoisonné par quelque chose en amont. »
Elle regarda autour d’elle et remarqua pour la première fois que certaines plantes au bord de l’eau semblaient flétries, et qu’il y avait étrangement peu d’insectes ou d’oiseaux dans cette partie de la forêt.
« On dirait que le Nuage Noir a déjà commencé à affecter la nature ici, » dit Choupette, l’air préoccupé.
« Qu’est-ce qu’on peut faire? » demanda Martin.
Julie sortit la petite bouteille d’eau de l’Étang des Possibles que lui avait donnée Mamie Rose. « Peut-être que ça peut aider. »
Elle versa quelques gouttes dans le ruisseau. L’effet fut immédiat: une lueur bleutée se répandit dans l’eau, et là où elle passait, les plantes semblaient se redresser et reprendre des couleurs.
« Ça marche! » s’exclama Julie, ravie.
Mais son bonheur fut de courte durée. Le ciel au-dessus d’eux s’assombrit soudainement, et une forme vaporeuse commença à se matérialiser au-dessus du ruisseau.
« Le Nuage Noir! » s’écria Martin en reculant instinctivement.
La forme sombre se condensa jusqu’à prendre l’apparence d’une silhouette humanoïde faite de fumée, avec deux yeux tourbillonnants d’un vert métallique.
« Que croyez-vous faire, petits humains? » gronda-t-il d’une voix qui semblait venir de partout à la fois. « Vous pensez qu’un peu d’eau magique peut réparer ce que des générations d’humains ont détruit? »
Julie serra l’amulette dans sa main, puisant du courage dans sa chaleur. « On essaie d’aider, contrairement à toi qui ne fais que répandre la peur! »
Le Nuage Noir tourna ses yeux tourbillonnants vers elle. « La peur est nécessaire, petite Julie. C’est elle qui pousse à l’action. »
« Non, » répliqua-t-elle fermement. « La peur paralyse. C’est l’espoir qui pousse à l’action. »
Le Nuage sembla s’agiter, perturbé par ses paroles. « L’espoir? L’espoir est un mensonge que les humains se racontent pour ignorer la réalité! »
Il s’étira soudain, formant un immense dôme au-dessus d’eux. Des images terrifiantes se mirent à défiler sur sa surface: forêts en flammes, animaux mourant, océans remplis de plastique…
« Voilà la vérité! » tonna-t-il. « Voilà ce que votre espèce a fait! »
Martin recula, visiblement ébranlé par ces visions. Mais Julie resta ferme, l’amulette brillant comme une étoile verte entre ses doigts.
« Ce n’est qu’une partie de la vérité, » dit-elle calmement. « Tu ne montres que le mal, jamais le bien. Tu ne montres pas les forêts qui repoussent, les animaux sauvés, les rivières nettoyées… »
Elle sortit une des Fleurs des Souvenirs séchées de sa poche et la jeta en l’air. Au contact du Nuage Noir, la fleur s’épanouit et projeta sa propre image: celle d’un groupe d’enfants plantant des arbres, d’une plage nettoyée par des volontaires, d’un parc naturel où des espèces menacées retrouvaient un sanctuaire…
« Voilà l’autre partie de la vérité, » dit Julie. « Celle que tu refuses de voir. »
Le Nuage Noir vacilla, comme déstabilisé par ces images. Pendant un instant, Julie crut voir sa noirceur s’éclaircir légèrement. Mais il se reprit rapidement.
« Des gouttes d’eau dans un océan de destruction! » rugit-il. « Cela ne changera rien à la fin! »
Il se rua vers eux, tourbillonnant avec fureur. Julie et Martin se couvrirent le visage de leurs bras, s’attendant à être engloutis. Mais Choupette bondit soudain devant eux, son pelage roux brillant d’une lueur dorée intense.
« Assez, Sylve! » cria-t-elle, utilisant l’ancien nom du Nuage Noir.
À la surprise de Julie et Martin, le Nuage s’arrêta net.
« Ces enfants essaient de t’aider, » poursuivit Choupette. « Ils cherchent le cœur de la vallée pour planter la Graine d’Espoir. Pour te guérir, toi aussi. »
Le Nuage sembla hésiter. « Me… guérir? »
« Oui, » intervint doucement Julie. « Mamie Rose nous a dit que tu étais autrefois l’Esprit Gardien de la vallée. Que tu protégeais la nature, au lieu de répandre la peur. »
Pendant un long moment, le Nuage resta immobile. Puis, sans un mot, il s’éleva dans le ciel et disparut aussi vite qu’il était venu.
« Il est parti, » souffla Martin, soulagé.
« Pas pour longtemps, » prévint Choupette. « Il reviendra, et il sera encore plus déterminé à vous arrêter. Mais vous avez fait quelque chose d’important aujourd’hui: vous lui avez montré une autre façon de voir les choses. »
Julie regarda l’amulette, qui brillait toujours en pointant vers le nord. « Nous devons continuer. Le cœur de la vallée est encore loin. »
Ils reprirent leur chemin, suivant toujours l’indication de l’amulette. Ils ne savaient pas encore ce qui les attendait, mais une chose était certaine: ils n’étaient plus seuls dans cette quête. Et pour la première fois depuis longtemps, Julie sentait grandir en elle quelque chose qu’elle avait presque oublié: l’espoir.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 77