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L’aube n’avait pas encore pointé sur la Jungle Émeraude lorsque Julie et ses compagnons se mirent en route. La forêt était plongée dans cette lumière bleutée qui précède le lever du soleil, enveloppant les arbres d’un voile mystérieux. Les gouttes de rosée brillaient comme des joyaux sur les feuilles et les fleurs encore endormies.
Julie, vêtue d’une tunique légère tissée de fibres végétales que Sylviane lui avait offerte, marchait d’un pas déterminé. Ses cheveux blonds étaient tressés en une longue natte ornée de petites fleurs blanches, et à sa ceinture pendait une petite sacoche contenant des baies énergisantes et quelques graines spéciales que Noko lui avait confiées.
« Tu es bien silencieuse ce matin, » remarqua Martin, qui marchait à ses côtés. Son grand frère portait son armure d’écorce complète aujourd’hui, et sa dague de cristal vert était bien visible à sa ceinture.
« Je réfléchis à Brumaléo, » répondit Julie. « À ce que j’ai vu dans l’Étang des Mémoires. C’est triste, non? Il était si beau avant, et maintenant… »
« C’est le problème avec la tristesse et le désespoir, » intervint Noko, qui guidait leur petit groupe. « Ils peuvent transformer même les êtres les plus lumineux en créatures d’ombre. »
Choupette bondissait gracieusement entre les racines et les rochers, son pelage roux comme une flamme dansante dans la pénombre. « Mais l’inverse est aussi vrai, » ronronna-t-elle. « L’espoir peut transformer l’obscurité en lumière. »
Sylviane fermait la marche, son corps semblant presque fusionner avec la jungle autour d’elle. Parfois, Julie devait regarder deux fois pour la distinguer des plantes environnantes, tant elle semblait faire partie intégrante de la forêt.
« La Vallée des Brumes est encore à plusieurs heures de marche, » annonça Noko. « Nous devrons traverser les Marais Chuchotants et le Pont de Lianes avant d’y arriver. »
« Les Marais Chuchotants? » répéta Julie, un frisson parcourant son dos. « Ça sonne… inquiétant. »
Martin lui adressa un sourire rassurant. « Ne t’inquiète pas. C’est juste un nom. En fait, c’est un endroit assez paisible, tant qu’on reste sur le chemin. »
« Et qu’on n’écoute pas trop attentivement les chuchotements, » ajouta Noko avec un clin d’œil mystérieux.
Julie n’était pas sûre d’aimer cette précision. Elle resserra sa prise sur sa petite sacoche, y puisant un peu de réconfort.
Le soleil commençait tout juste à se lever lorsqu’ils atteignirent les Marais Chuchotants. Comme son nom l’indiquait, c’était une vaste étendue d’eau peu profonde et stagnante, parsemée d’îlots de végétation dense et de grands arbres aux racines partiellement immergées. Une légère brume flottait à la surface de l’eau, créant une atmosphère à la fois belle et légèrement inquiétante.
Et puis Julie les entendit – les chuchotements. Des voix à peine audibles, comme portées par la brise, murmurant des mots qu’elle ne pouvait pas tout à fait distinguer.
« Qu’est-ce que c’est? » demanda-t-elle, sa voix à peine plus forte qu’un souffle.
« Les marais gardent les échos des pensées de tous ceux qui les traversent, » expliqua Sylviane. « Certaines personnes entendent leurs propres doutes, d’autres entendent des encouragements. Cela dépend de ce qui habite ton cœur au moment où tu y entres. »
« Et qu’est-ce qui arrive si on écoute? » demanda Julie, curieuse malgré sa nervosité.
« Tu pourrais te perdre dans tes pensées, » répondit Noko. « Littéralement. Des gens sont restés figés pendant des heures, à écouter les chuchotements, oubliant où ils allaient et pourquoi. »
« Alors concentre-toi sur notre objectif, Julie, » conseilla Martin. « Pense aux Gardiens des Semences qui ont besoin de notre aide. »
Julie hocha la tête et suivit Noko qui s’engageait sur un sentier étroit qui serpentait entre les eaux du marais. Le chemin était fait de racines entrelacées et de mousses spongieuses qui s’enfonçaient légèrement sous leurs pas.
Les chuchotements s’intensifièrent à mesure qu’ils avançaient. Julie essayait de ne pas les écouter, mais certains mots semblaient destinés spécifiquement à elle.
« …inutile… trop petite… ne pourras jamais… trop tard… »
Julie frissonna. Ces murmures ressemblaient étrangement aux doutes qui l’avaient toujours habitée concernant l’environnement – ce sentiment qu’elle était trop petite, trop insignifiante pour faire une différence face à des problèmes si immenses.
« N’écoute pas, Julie, » dit doucement Choupette, qui s’était rapprochée d’elle. « Ces voix se nourrissent de tes peurs. »
Julie essaya de se concentrer sur autre chose – le clapotis de l’eau, le coassement distant des grenouilles, le bourdonnement des insectes. Mais les voix persistaient.
« …tous condamnés… la forêt mourra… comme toutes les autres… »
Soudain, Julie trébucha, momentanément distraite par un chuchotement particulièrement insidieux. Son pied glissa du sentier, et pendant un instant terrifiant, elle sentit qu’elle allait tomber dans l’eau du marais. Mais une main ferme la rattrapa par le bras – Martin.
« Attention, petite sœur, » dit-il, son visage inhabituellement sérieux. « Ne les laisse pas entrer dans ta tête. »
Julie hocha la tête, reconnaissante, et se concentra sur ses pas. Mais alors qu’ils approchaient du centre du marais, elle remarqua quelque chose d’étrange. Certaines plantes le long du sentier semblaient flétries, grises, comme si elles avaient été touchées par…
« Brumaléo est passé par ici, » dit Noko, confirmant ses soupçons. « Et récemment. »
« Les chuchotements sont plus forts à cause de lui, » ajouta Sylviane. « Il a laissé son désespoir imprégner les lieux. »
Julie s’arrêta devant une fleur particulièrement touchée – une magnifique orchidée qui pendait tristement, ses pétales autrefois violets maintenant d’un gris terne. Sans réfléchir, elle tendit la main et la toucha doucement.
Se souvenant de la leçon de Noko, elle ne tenta pas d’imposer sa volonté à la fleur. Au lieu de cela, elle essaya de sentir ce qu’était cette orchidée dans son essence – sa beauté naturelle, sa place dans ce marais étrange, sa volonté de vivre malgré l’influence toxique de Brumaléo.
Une douce lueur verte émana de ses doigts, enveloppant la fleur. Progressivement, la couleur revint aux pétales, d’abord faiblement, puis avec plus d’intensité, jusqu’à ce que l’orchidée retrouve son magnifique violet profond.
« Bravo, Julie, » murmura Sylviane, un sourire approbateur sur son visage.
Encouragée, Julie regarda autour d’elle. D’autres plantes le long du sentier avaient été affectées. « Je pourrais toutes les aider, » proposa-t-elle.
« Nous n’avons pas le temps, » dit Noko, secouant légèrement la tête. « Nous devons atteindre la Vallée des Brumes avant que Brumaléo ne cause des dommages irréparables aux Gardiens des Semences. »
Julie hésita, puis acquiesça à contrecœur. Ils continuèrent leur chemin, mais cette fois, les chuchotements semblaient avoir moins d’emprise sur elle. Chaque fois qu’une voix lui murmurait des doutes, elle pensait à l’orchidée qu’elle venait de sauver – une petite victoire, certes, mais une victoire tout de même.
Après ce qui sembla être des heures, ils atteignirent enfin l’autre côté des Marais Chuchotants. Devant eux s’étendait une gorge profonde que même Julie, de sa petite taille, ne pouvait pas voir entièrement. Des lianes épaisses comme des cordes traversaient la gorge, formant un pont naturel mais précaire.
« Le Pont de Lianes, » annonça Martin. « Dernière étape avant la Vallée des Brumes. »
« On doit… traverser ça? » demanda Julie, soudain inquiète. Les lianes semblaient solides, mais elles se balançaient légèrement dans le vent, et la gorge en dessous était d’une profondeur vertigineuse.
« Ne t’inquiète pas, » la rassura Noko. « Ces lianes sont plus solides qu’elles n’en ont l’air. Et je serai juste devant toi. »
« Et moi juste derrière, » ajouta Martin.
Choupette sauta sur l’épaule de Julie, son poids étonnamment léger malgré sa taille augmentée dans ce monde. « Et je serai avec toi tout du long, » ronronna-t-elle dans son oreille.
Julie prit une profonde inspiration et hocha la tête. Noko s’engagea en premier sur le pont, ses mouvements fluides et assurés. Puis ce fut au tour de Julie. Elle posa un pied prudent sur la première liane, qui était étonnamment ferme sous son poids. Encouragée, elle fit un autre pas, puis un autre.
À mi-chemin, une bourrasque de vent plus forte fit osciller le pont. Julie s’agrippa fermement aux lianes, son cœur battant la chamade.
« Regarde devant toi, pas en bas, » conseilla calmement Noko, qui avançait toujours avec assurance.
Julie suivit son conseil et continua d’avancer, un pas après l’autre. Le vent soufflait dans ses cheveux, emmêlant sa tresse blonde, mais elle ne s’arrêta pas.
Ils avaient presque atteint l’autre côté lorsqu’un murmure différent des chuchotements du marais attira leur attention. C’était plus sombre, plus menaçant, et il semblait venir de la vallée devant eux.
« Brumaléo, » murmura Sylviane, qui traversait le pont derrière Martin. « Il est déjà à l’œuvre. »
Julie sentit un frisson d’appréhension parcourir son dos, mais aussi une détermination nouvelle. Elle avait réussi à raviver l’orchidée dans le marais. Peut-être pourrait-elle faire de même avec d’autres plantes dans la vallée. Peut-être pourrait-elle même aider Brumaléo…
Ils atteignirent enfin l’autre côté de la gorge et se retrouvèrent face à l’entrée de la Vallée des Brumes. Comme son nom l’indiquait, une brume épaisse flottait entre les arbres, mais cette brume n’était pas naturelle. Elle était trop sombre, trop opaque, et elle semblait se déplacer avec une volonté propre.
« La brume de Brumaléo, » confirma Noko, son visage grave. « Elle a déjà envahi une bonne partie de la vallée. »
« Où sont les Gardiens des Semences? » demanda Julie, scrutant la brume avec inquiétude.
« Leur sanctuaire se trouve au centre de la vallée, » répondit Sylviane. « Un ancien arbre creux qui abrite des milliers de graines différentes. Si Brumaléo l’atteint… »
Elle n’eut pas besoin de finir sa phrase. Ils comprenaient tous les enjeux.
« Comment allons-nous traverser cette brume? » demanda Martin, sa main déjà sur le pommeau de sa dague de cristal.
Noko leva son bâton lumineux. « Ma lumière peut repousser la brume, mais seulement temporairement. Et plus nous approcherons du centre, plus la brume sera dense. »
« Je pourrais peut-être aider, » suggéra Julie, repensant à son pouvoir de raviver les plantes. « Si je ravive les plantes sur notre chemin, peut-être que ça repoussera aussi la brume? »
Noko et Sylviane échangèrent un regard, puis acquiescèrent. « Ça pourrait fonctionner, » dit Sylviane. « Les plantes en pleine santé résistent naturellement à l’influence de Brumaléo. »
Ils s’avancèrent prudemment dans la vallée. Noko en tête, son bâton illuminant un cercle de clarté autour d’eux. La brume reculait à l’approche de la lumière, mais se refermait rapidement derrière eux.
Julie marchait juste derrière Noko, touchant les plantes qu’ils croisaient – fleurs, arbustes, jeunes arbres. Chaque fois, la lueur verte de ses mains redonnait vie et couleur à la végétation, créant un chemin de verdure vibrante à travers la brume grise.
Chaque plante ravivée semblait repousser un peu plus la brume de Brumaléo, élargissant leur cercle de protection. Julie sentait une fatigue s’installer en elle après chaque utilisation de son pouvoir, mais c’était différent de la fatigue qu’elle avait ressentie lors de ses premiers essais. C’était plus comme l’épuisement satisfaisant après une journée de jeu intense – fatigant mais valorisant.
« Tu te débrouilles très bien, Julie, » l’encouragea Sylviane, remarquant sans doute ses efforts.
Ils avançaient lentement mais sûrement vers le centre de la vallée. La brume s’épaississait, devenant presque solide par endroits, mais leur stratégie combinée – la lumière de Noko et le pouvoir revitalisant de Julie – leur permettait de progresser.
Soudain, un cri aigu retentit quelque part devant eux.
« C’était quoi, ça? » demanda Julie, alarmée.
« Un Gardien des Semences, » répondit Martin, son visage tendu. « Ils sont en danger. »
Ils accélérèrent le pas, Julie touchant frénétiquement les plantes sur leur passage pour maintenir leur corridor de verdure à travers la brume. Finalement, ils débouchèrent dans une clairière au centre de laquelle se dressait un arbre énorme et creux, ses branches nues et grises sous l’effet de la brume de Brumaléo.
Devant l’arbre se tenaient de petites créatures, pas plus grandes que la main de Julie, ressemblant à des lutins avec des ailes de feuilles dans le dos. Leur peau avait une teinte verdâtre, et leurs cheveux ressemblaient à de minuscules feuilles ou pétales. Ils se tenaient en cercle devant l’entrée de l’arbre creux, comme pour le protéger, mais ils étaient clairement en difficulté. La brume noire les encerclait, se rapprochant inexorablement.
Et au milieu de cette scène se trouvait Brumaléo, plus imposant que jamais. Sa forme brumeuse s’élevait comme une colonne de fumée noire, ses yeux rouges brillant d’une intensité inquiétante.
« Arrête! » cria Julie avant même de réfléchir. « Ne leur fais pas de mal! »
La forme brumeuse se tourna vers elle, ses yeux rouges se rétrécissant. « La petite Verdoyante, » crépita la voix de Brumaléo. « Venue pour assister à ma victoire finale? »
« Ce n’est pas une victoire, » répliqua Julie, s’avançant malgré sa peur. « C’est juste plus de destruction. Et tu sais mieux que quiconque que la destruction ne mène nulle part. »
Brumaléo ondula, comme pris de court par ses paroles. « Que sais-tu de moi, petite humaine? »
« Je sais qui tu étais avant, » dit Julie, sa voix plus douce maintenant. « J’ai vu ton passé dans l’Étang des Mémoires. Tu étais l’Esprit de la Vitalité Forestière. Tu protégeais la vie, tu ne la détruisais pas. »
Un silence surprenant suivit ses paroles. Même la brume sembla s’immobiliser pendant un instant.
« Ce que j’étais n’existe plus, » dit finalement Brumaléo, mais sa voix semblait moins assurée. « Cette partie de moi est morte avec ma forêt. »
« Je ne crois pas, » dit Julie, faisant un autre pas en avant. « Je pense qu’elle est toujours là, quelque part au fond de toi. Cette petite lueur verte que j’ai vue… c’est le vrai toi, n’est-ce pas? »
La brume de Brumaléo s’agita, comme troublée par ses paroles. « Assez de bavardages! Les Gardiens des Semences cachent des graines d’espoir, et l’espoir est un mensonge que je dois éradiquer! »
Il lança une vague de brume noire vers les petits gardiens, qui crièrent de terreur. Sans réfléchir, Julie s’élança en avant, se plaçant entre la brume et les gardiens. Elle tendit les mains, concentrant toute son énergie pour créer une barrière protectrice.
La lueur verte jaillit de ses paumes, plus intense que jamais, formant un bouclier lumineux qui stoppa net la brume noire. Mais l’impact fut violent, et Julie sentit ses jambes fléchir sous l’effort.
« Julie! » cria Martin, se précipitant à ses côtés pour la soutenir.
Noko leva son bâton, envoyant un rayon de lumière dorée qui repoussa temporairement Brumaléo. « Vite! Aidez les gardiens à sécuriser les semences! »
Sylviane s’approcha des petites créatures, leur parlant rapidement dans un langage que Julie ne comprenait pas. Les gardiens acquiescèrent et se précipitèrent à l’intérieur de l’arbre creux.
« Qu’est-ce qu’ils font? » demanda Julie, encore essoufflée par son effort.
« Ils rassemblent les semences les plus importantes, » expliqua Sylviane. « Celles qui pourraient restaurer la jungle si… »
Elle n’acheva pas sa phrase, mais Julie comprit. Si Brumaléo réussissait à détruire cet endroit, ces semences seraient leur dernier espoir.
Brumaléo se reforma, plus menaçant que jamais. « Vous ne pouvez pas me vaincre, » gronda-t-il. « Mon désespoir est plus fort que votre espoir futile. Regardez autour de vous – la destruction est partout. C’est seulement une question de temps. »
Julie regarda autour d’elle et vit qu’il avait en partie raison. Malgré leurs efforts, la brume gagnait du terrain. Les plantes qu’elle avait ravivées commençaient déjà à faner à nouveau sous l’influence persistante de Brumaléo.
Mais quelque chose attira son attention – un minuscule point de lumière verte, presque imperceptible, au centre même de la forme brumeuse de Brumaléo. Cette lueur qu’elle avait entrevue lors de leur première rencontre, cette étincelle de son ancien lui.
Une idée germa dans l’esprit de Julie. Une idée folle, dangereuse, mais qui pourrait fonctionner.
« Martin, » chuchota-t-elle à son frère. « J’ai besoin que tu me fasses gagner du temps. »
« Quoi? Comment? » demanda-t-il, confus.
« Distrayez-le tous les trois, » dit-elle en incluant Noko et Sylviane du regard. « J’ai un plan. »
Avant que quiconque puisse protester, elle se glissa derrière un buisson, hors de vue de Brumaléo. Comprenant son intention, Martin dégaina sa dague de cristal qui se mit à briller intensément.
« Hé, nuage toxique! » cria-t-il, attirant l’attention de Brumaléo. « Tu dis que l’espoir est un mensonge? Alors pourquoi tu as si peur de nous? »
Noko se joignit à la diversion, envoyant des rayons de lumière qui obligeaient Brumaléo à se diviser et à esquiver. Sylviane, quant à elle, semblait communier avec les plantes encore vivantes de la clairière, les incitant à résister à l’influence de la brume noire.
Pendant ce temps, Julie s’était faufilée à travers les buissons, contournant la clairière pour se rapprocher de Brumaléo par derrière. Choupette l’accompagnait silencieusement, ses pattes ne faisant aucun bruit sur le sol forestier.
« Tu es sûre de ton plan? » murmura le félin, inquiet.
Julie hocha la tête, déterminée. « Je dois essayer. C’est notre seule chance. »
Elle se positionna derrière Brumaléo, qui était entièrement concentré sur le combat contre Martin, Noko et Sylviane. Puis, prenant une profonde inspiration, elle s’élança.
Au lieu d’attaquer Brumaléo ou d’essayer de le repousser, Julie sauta directement dans la brume noire, visant le minuscule point de lumière verte qu’elle avait aperçu.
« Julie! » cria Martin, horrifié, en la voyant disparaître dans la masse sombre.
À l’intérieur de la brume, Julie sentit immédiatement le froid l’envahir. C’était comme être plongée dans un océan de tristesse et de désespoir. Des images terribles défilaient dans son esprit – forêts en flammes, animaux mourant, océans pollués… Toutes les peurs qui l’avaient hantée dans son monde.
Mais elle se concentra sur son objectif. À travers le tourbillon de noirceur, elle aperçut la lueur verte, faible mais persistante. Elle tendit les mains vers elle, essayant d’ignorer les voix de désespoir qui murmuraient dans son esprit.
« Je sais que tu es toujours là, » murmura-t-elle, s’adressant à la part originelle de Brumaléo. « L’Esprit de la Vitalité Forestière. Celui qui aimait la jungle plus que tout. Rappelle-toi qui tu étais. »
Elle toucha la lueur verte du bout des doigts. Au contact, une vague d’émotions la submergea – non pas ses propres émotions, mais celles de Brumaléo. La douleur immense de voir sa forêt détruite. La colère contre ceux qui l’avaient détruite. La peur que toutes les forêts du monde subissent le même sort. Et, enfouie sous toutes ces émotions sombres, une tristesse profonde et un désir désespéré que les choses soient différentes.
Julie comprit alors. Brumaléo n’était pas vraiment l’esprit du désespoir. Il était l’esprit d’une forêt en deuil.
« Je comprends ta douleur, » dit-elle doucement, sa voix à peine audible dans le tumulte de la brume. « Je la ressens aussi. Chaque fois que j’entends parler d’une forêt qui disparaît, d’une espèce qui s’éteint, je pleure aussi. »
La lueur verte palpita, comme si elle l’écoutait.
« Mais détruire ce qui reste ne ramènera pas ce qui est perdu, » continua Julie. « Ça ne fera qu’ajouter plus de tristesse au monde. Et je crois… je crois que ce n’est pas ce que tu veux vraiment. »
Elle posa ses deux mains sur la lueur verte, canalisant son pouvoir de Verdoyante, mais d’une façon différente de celle qu’elle avait utilisée jusqu’à présent. Au lieu d’imposer la vie, elle offrait la compréhension. Au lieu de combattre le désespoir, elle l’accueillait, le reconnaissait, puis doucement, très doucement, lui montrait qu’un autre chemin était possible.
La lueur verte entre ses mains commença à grandir, d’abord imperceptiblement, puis de plus en plus vite. La brume noire autour d’elle sembla se contracter, comme prise dans un combat intérieur.
À l’extérieur, Martin, Noko et Sylviane observaient avec stupéfaction la brume noire qui formait Brumaléo se mettre à tourbillonner violemment, traversée d’éclairs verts de plus en plus fréquents.
« Que se passe-t-il? » demanda Martin, inquiet pour sa sœur.
« Julie a atteint le cœur de Brumaléo, » dit Sylviane, son visage exprimant à la fois l’émerveillement et l’inquiétude. « Elle essaie de réveiller sa véritable nature. »
Soudain, la brume explosa en une vague d’énergie qui projeta tout le monde au sol. Quand ils se relevèrent, clignant des yeux pour dissiper l’éblouissement, un spectacle incroyable s’offrit à eux.
Là où se tenait autrefois la colonne de brume noire se trouvait maintenant une silhouette lumineuse, faite de brume verte et argentée. C’était Brumaléo, ou plutôt, ce qu’il avait été autrefois – l’Esprit de la Vitalité Forestière. Ses yeux n’étaient plus rouges mais d’un vert éclatant, et son corps ondulant semblait fait de feuilles et de lumière.
Et devant lui se tenait Julie, ses vêtements légèrement roussis par l’explosion d’énergie, mais debout et souriante, ses mains toujours tendues vers l’esprit transformé.
« Julie! » s’écria Martin en courant vers elle pour la prendre dans ses bras. « Tu l’as fait! Tu l’as vraiment fait! »
Mais Julie remarqua quelque chose d’étrange. Bien que la forme de Brumaléo soit maintenant lumineuse et verte, elle n’était pas complètement stable. Des volutes de brume noire continuaient d’apparaître par moments, comme si la transformation n’était pas tout à fait complète ou permanente.
« Merci, jeune Verdoyante, » dit Brumaléo, sa voix désormais comme le bruissement apaisant des feuilles sous la brise. « Tu m’as rappelé ce que j’avais oublié. »
« Es-tu… guéri? » demanda prudemment Julie.
Brumaléo ondula, et une tristesse traversa ses yeux verts. « Pas entièrement. La douleur de ma forêt perdue est toujours là. Et tant que la destruction continuera dans ton monde, une part de moi restera dans les ténèbres. »
Noko s’approcha, son bâton lumineux abaissé en signe de paix. « Mais pour l’instant, tu es revenu à toi. C’est déjà une grande victoire. »
Les Gardiens des Semences, qui avaient observé la scène depuis l’entrée de leur arbre, s’avancèrent timidement. L’un d’eux, légèrement plus grand que les autres, s’inclina devant Julie.
« Tu as sauvé notre sanctuaire et nos précieuses semences, » dit-il d’une voix mélodieuse qui évoquait le tintement de petites cloches. « Nous sommes à jamais reconnaissants, Verdoyante Julie. »
Julie rougit légèrement. « Je n’ai pas fait grand-chose. C’est Brumaléo qui a choisi de se souvenir de qui il était vraiment. »
« Mais c’est toi qui lui as rappelé, » dit Sylviane en posant une main sur son épaule. « Ne sous-estime jamais le pouvoir d’un rappel au bon moment. »
Brumaléo s’approcha de l’arbre creux des Gardiens des Semences. « Je suis désolé pour le mal que j’ai causé, » dit-il. « Permettez-moi de réparer cela. »
Il étendit ses bras brumeux, et une douce lueur verte se répandit dans toute la clairière. Les plantes flétries se redressèrent, les fleurs fanées s’ouvrirent à nouveau, et même l’écorce grise de l’arbre creux reprit vie, se couvrant de mousse et de petites pousses vertes.
Julie observait, émerveillée, ce spectacle de régénération. C’était exactement comme ce qu’elle faisait avec son pouvoir de Verdoyante, mais à une échelle bien plus grande.
« C’est incroyable, » murmura-t-elle.
« C’est ce que tu feras un jour, » dit doucement Noko à côté d’elle. « Quand ton pouvoir aura pleinement mûri. »
Lorsque Brumaléo eut terminé, la Vallée des Brumes était transformée. La brume toxique avait disparu, remplacée par une légère brume matinale, fraîche et vivifiante. Les couleurs étaient revenues, plus vives que jamais.
Cependant, Julie remarqua que Brumaléo lui-même semblait plus faible après cet effort. La brume noire réapparaissait par endroits dans sa forme lumineuse.
« Tu ne vas pas bien, » dit-elle, inquiète.
« Ma transformation n’est pas complète, » admit Brumaléo. « Une partie de moi reste liée à la destruction de ma forêt dans ton monde. Tant que cette blessure existera, je ne pourrai jamais être entièrement guéri. »
« Alors nous devons trouver un moyen de guérir cette blessure, » dit résolument Julie. « Il doit y avoir quelque chose que nous puissions faire. »
Brumaléo la regarda avec une expression qui mêlait espoir et doute. « Tu as déjà fait plus que je n’aurais pu l’espérer, petite Verdoyante. Mais certaines blessures sont trop profondes, même pour ton pouvoir. »
« Je refuse de le croire, » dit Julie, sentant une détermination nouvelle monter en elle. « Il y a toujours espoir. N’est-ce pas ce que tu viens de me montrer? »
Brumaléo sembla réfléchir un moment, puis hocha lentement la tête. « Il existe peut-être un moyen… mais c’est dangereux, et cela nécessiterait un voyage au cœur même de la Jungle Émeraude, là où réside la Source Primordiale. »
« La Source Primordiale? » répéta Julie, intriguée.
« C’est de là que provient toute la magie de ce monde, » expliqua Sylviane, son visage soudain grave. « Peu de gens l’ont vue, et encore moins en sont revenus inchangés. »
« Mais si c’est notre seule chance de guérir complètement Brumaléo… » commença Julie.
« Ce n’est pas si simple, » intervint Noko. « La Source est gardée par des forces anciennes qui mettent à l’épreuve tous ceux qui cherchent à l’atteindre. Et même si tu y parvenais, utiliser son pouvoir requiert un prix. »
« Quel genre de prix? » demanda Julie, soudain inquiète.
« Cela dépend de ce que tu demandes, » dit Brumaléo. « Mais pour guérir un lien entre les mondes, pour restaurer ce qui a été détruit… le prix pourrait être très élevé. »
Un silence tomba sur le groupe alors qu’ils réfléchissaient aux implications. Julie regarda tour à tour ses compagnons – Martin, son frère qui s’était révélé être un protecteur courageux; Noko, son mentor patient et sage; Sylviane, si semblable à sa mère mais avec une connexion profonde à la nature; Choupette, son fidèle compagnon félin; et Brumaléo, partiellement guéri mais toujours en souffrance.
« Je veux essayer, » dit-elle finalement. « Si c’est la seule façon de vraiment aider Brumaléo et de protéger ce monde, alors je dois essayer. »
« C’est dangereux, Julie, » dit Martin, clairement inquiet. « Tu ne sais pas ce que cette Source pourrait te demander. »
« Je sais, » admit-elle. « Mais regarde ce que nous avons déjà accompli! Nous avons aidé Brumaléo à retrouver une partie de lui-même. Nous avons sauvé les Gardiens des Semences. Peut-être que nous pouvons faire encore plus. »
Sylviane étudia Julie pendant un long moment, puis hocha lentement la tête. « Ta détermination est remarquable pour quelqu’un de si jeune. Si c’est vraiment ce que tu souhaites, nous te guiderons vers la Source Primordiale. »
« Mais pas aujourd’hui, » ajouta fermement Noko. « Tu as utilisé beaucoup d’énergie, et nous devons tous nous reposer et nous préparer. Le voyage vers la Source n’est pas à prendre à la légère. »
Julie acquiesça, reconnaissant soudain à quel point elle était fatiguée. L’utilisation de son pouvoir, surtout pour aider Brumaléo, l’avait considérablement épuisée.
« Nous retournerons à l’Arbre-Mère, » décida Sylviane. « Nous nous reposerons, et demain, nous commencerons à préparer notre voyage vers la Source Primordiale. »
Alors qu’ils quittaient la Vallée des Brumes, Julie se retourna une dernière fois. Brumaléo flottait près de l’arbre des Gardiens des Semences, sa forme alternant entre la brume verte lumineuse et des touches de brume noire. Il croisa son regard et inclina légèrement la tête, un geste de gratitude et de respect.
Julie lui sourit en retour, sentant un mélange d’espoir et d’appréhension. Elle avait réussi à accomplir quelque chose d’important aujourd’hui – elle avait aidé un être en souffrance à retrouver une partie de lui-même. Mais le chemin à parcourir était encore long, et plein d’inconnues.
Pourtant, pour la première fois depuis longtemps, l’avenir ne lui semblait plus seulement fait de désastres écologiques et d’extinctions d’espèces. Il y avait aussi de la place pour l’espoir, pour la guérison, pour le changement.
Et c’était peut-être la plus grande victoire de toutes.
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