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La maison des Kim se trouvait dans un quartier tranquille, à l’écart du centre-ville. Contrairement à la demeure moderne et spacieuse d’Estelle, c’était une modeste habitation dont le jardin regorgeait de plantes aux formes étranges et de petites statues de pierre. Héléna, Estelle et Delphine se tenaient devant la porte d’entrée, chacune portant un sac contenant ses affaires de danse.
« C’est… pittoresque », commenta Estelle avec une légère hésitation, son iPad serré contre sa poitrine comme un bouclier.
Delphine, fidèle à elle-même, sautillait d’excitation. « J’adore ! On dirait une maison de conte de fées ! »
Héléna, quant à elle, ressentait une étrange familiarité avec cet endroit. L’air y semblait plus léger, comme si le temps s’écoulait différemment entre ces murs. La marque sur son poignet la picotait légèrement – un avertissement de L’Éclat Virtuel, peut-être.
Min-ho ouvrit la porte avant même qu’elles n’aient sonné. « Bienvenue ! » les accueillit-il avec un large sourire. « Mon grand-père nous attend dans la cour arrière. Il a préparé un espace pour notre répétition. »
Elles suivirent leur nouvel ami à travers la maison. L’intérieur était un mélange fascinant de tradition coréenne et de confort moderne. Des instruments de musique inconnus étaient accrochés aux murs à côté de photographies de famille.
Estelle s’arrêta devant une photo en noir et blanc montrant un jeune homme en costume traditionnel exécutant une danse. « C’est ton grand-père ? »
« Oui », confirma Min-ho avec fierté. « Il était danseur à la cour royale de Corée avant de venir en France. C’est lui qui m’a tout appris. »
La cour arrière était un havre de paix inattendu. Des lanternes en papier pendaient aux branches des arbres, un petit étang reflétait le ciel, et un espace plat avait été couvert de nattes tressées.
Assis sur un coussin près de l’étang, un vieil homme aux cheveux blancs comme neige les observait avec un sourire bienveillant. Son visage était un réseau de rides qui semblaient raconter mille histoires, mais ses yeux brillaient d’une vivacité juvénile.
« Grand-père », dit Min-ho en coréen avant de passer au français, « voici mes amies : Estelle, Delphine et Héléna. »
Le vieil homme se leva avec une agilité surprenante pour son âge. « Je suis M. Kim. Bienvenue dans notre modeste demeure. » Son accent était prononcé mais son français impeccable. « Min-ho m’a beaucoup parlé de vous et de votre projet. »
Son regard s’attarda sur Héléna, comme s’il voyait quelque chose que les autres ne pouvaient percevoir. « Surtout de toi, jeune fille au cœur musical. »
Héléna rougit, à la fois flattée et troublée par cette attention. M. Kim s’approcha d’elle et, sans prévenir, prit sa main droite – celle portant la marque presque invisible de L’Éclat Virtuel. Il l’examina un instant, son expression indéchiffrable, puis la relâcha avec un léger hochement de tête.
« Commençons », dit-il simplement. « La musique nous attend. »
Ce qui suivit fut la session d’entraînement la plus étrange et la plus enrichissante qu’Héléna ait jamais connue. M. Kim ne leur montrait pas simplement des mouvements à copier ; il leur racontait l’histoire derrière chaque geste, la signification cachée dans chaque posture.
« Cette danse », expliqua-t-il en démontrant un mouvement ondulant des bras, « raconte l’histoire d’une rivière qui trouve son chemin à travers la montagne. Pas par la force, mais par la persévérance. L’eau s’adapte, contourne, traverse… elle n’a pas besoin de détruire pour avancer. »
Estelle, habituellement si sûre d’elle avec sa technologie, semblait perdue sans ses tutoriels vidéo. « C’est trop compliqué », se plaignit-elle après plusieurs essais infructueux. « Je n’arrive pas à me souvenir de tous ces mouvements sans pouvoir les revoir. »
M. Kim s’approcha d’elle avec douceur. « Jeune fille aux mains agiles sur les écrans, tu cherches à mémoriser avec ton esprit ce que ton corps devrait ressentir. » Il posa une main légère sur son épaule. « Ferme les yeux. Écoute la musique. Laisse-la te guider. »
Estelle sembla sceptique mais obéit. M. Kim fit signe à Min-ho, qui commença à jouer une mélodie douce sur un instrument à cordes traditionnel. Peu à peu, les mouvements d’Estelle devinrent plus fluides, moins mécaniques.
Delphine, avec son énergie débordante, avait tendance à précipiter les mouvements, transformant la grâce en frénésie. M. Kim l’observa un moment puis s’approcha d’elle avec un éventail.
« Tiens », lui dit-il en le lui tendant. « Cet éventail a cent ans. Il est fragile comme un moment de beauté. Danse avec lui, mais veille à ne pas le briser. »
La responsabilité de l’objet ancien força Delphine à ralentir, à considérer chaque mouvement avec plus d’attention. Sa danse gagna en profondeur ce qu’elle perdait en vitesse.
Quant à Héléna, elle se sentait tiraillée entre deux influences. D’un côté, la connaissance parfaite mais froide que lui offrait L’Éclat Virtuel ; de l’autre, cette connexion intuitive avec les mouvements enseignés par M. Kim. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle pouvait presque voir deux chemins devant elle : l’un brillant et technologique, l’autre organique et ancestral.
M. Kim semblait percevoir son dilemme. Il s’approcha d’elle alors qu’elle pratiquait un mouvement particulièrement complexe.
« Tu as un don rare », dit-il doucement pour que seule Héléna puisse l’entendre. « La capacité de ressentir la musique au-delà des notes, la danse au-delà des mouvements. Mais quelque chose en toi est divisé. »
Héléna baissa les yeux vers son poignet. La marque semblait plus visible qu’elle ne l’avait été depuis des jours.
« Il y a cette… chose », murmura-t-elle. « Elle m’aide à être parfaite. »
« La perfection », répondit M. Kim avec un sourire énigmatique, « est souvent l’ennemie de la vérité. Ce que tu appelles aide pourrait être une cage dorée. »
Il sortit de sa poche un petit bracelet de tissu rouge brodé de symboles dorés. « Ceci appartenait à ma défunte épouse. Elle aussi avait un don pour la musique. Porte-le par-dessus ta… marque. Il te rappellera que la vraie connexion vient du cœur, pas d’une source extérieure. »
Héléna accepta le bracelet avec révérence et l’attacha autour de son poignet. À l’instant où le tissu couvrit la marque de L’Éclat Virtuel, elle ressentit une étrange sensation de libération, comme si un poids invisible s’allégeait.
La répétition se poursuivit pendant des heures, entrecoupée de pauses pendant lesquelles M. Kim leur servait du thé et racontait des histoires de son enfance en Corée. Héléna était fascinée par ces récits d’un monde si différent du sien, où la connexion entre les personnes se faisait sans écrans ni notifications.
« Comment communiquiez-vous avec vos amis ? » demanda Delphine entre deux gorgées de thé au jasmin.
M. Kim rit doucement. « Nous nous parlions, face à face. Nous nous écrivions des lettres que nous attendions avec impatience. Et quand nous étions séparés, nous gardions l’autre dans notre cœur, pas dans notre poche. »
Estelle, qui vérifiait discrètement son iPad, sembla soudain embarrassée et le rangea.
« Ce n’était pas… ennuyeux ? » insista-t-elle. « D’attendre, je veux dire. »
« L’attente », répondit M. Kim, « est une forme d’art perdu. Elle rend chaque rencontre précieuse, chaque message significatif. Quand tout est instantané, rien n’a le temps de mûrir, de développer sa saveur unique. »
Ses paroles résonnèrent profondément en Héléna. N’était-ce pas exactement ce que L’Éclat Virtuel lui offrait ? L’instantanéité, la gratification immédiate ?
Lorsqu’elles quittèrent la maison des Kim en fin d’après-midi, Héléna se sentait transformée. Le bracelet rouge à son poignet semblait la protéger, créant une barrière entre elle et l’influence de L’Éclat Virtuel.
« C’était… différent », commenta Estelle alors qu’elles marchaient vers l’arrêt de bus. « Pas aussi efficace que d’apprendre avec des tutoriels vidéo, mais intéressant. »
« Moi, j’ai adoré ! » s’exclama Delphine. « M. Kim est comme un sage de film fantastique ! Et vous avez vu comment il bouge malgré son âge ? »
Héléna sourit mais resta silencieuse, perdue dans ses pensées. Elle touchait distraitement le bracelet rouge, se demandant pourquoi elle se sentait soudain si… légère.
Cette nuit-là, pour la première fois depuis son pacte avec L’Éclat Virtuel, l’entité ne se manifesta pas dans sa chambre. Héléna ressentit un mélange de soulagement et d’inquiétude. Était-ce grâce au bracelet de M. Kim ? Ou L’Éclat Virtuel préparait-il quelque chose ?
Elle s’endormit en fredonnant la mélodie que Min-ho avait jouée, ses rêves peuplés non pas d’écrans et de notifications, mais de rivières serpentant à travers des montagnes anciennes.
Le lendemain, au collège, une surprise attendait les quatre amis. Mme Laurent les intercepta dans le couloir avant le début des cours.
« J’ai une proposition à vous faire », dit-elle avec enthousiasme. « Le directeur m’a informée que votre groupe prépare une performance mêlant K-pop et danse traditionnelle coréenne pour le concours. »
« Comment est-il au courant ? » demanda Estelle, surprise.
« Min-ho a demandé l’autorisation d’utiliser certains instruments traditionnels », expliqua la professeure. « C’est une idée fascinante, et j’aimerais vous offrir un créneau spécial pour répéter dans l’auditorium. Les acoustiques y sont excellentes, et vous auriez plus d’espace que dans une salle de classe. »
L’offre était généreuse et inattendue. Les quatre amis acceptèrent avec gratitude.
« Il y a autre chose », ajouta Mme Laurent en regardant spécifiquement Héléna. « J’ai parlé de toi à un ami qui dirige une chorale. Il cherche des voix pour un projet de musique fusion – des chants traditionnels du monde entier avec des arrangements contemporains. Serais-tu intéressée ? »
Héléna sentit son cœur s’accélérer. Une opportunité de chanter, de développer sa voix au-delà de sa salle de bain ?
« Je… je ne sais pas si je suis assez douée », balbutia-t-elle.
« Tu l’es », affirma Mme Laurent avec conviction. « Cette voix que j’ai entendue en classe… c’est un don rare. Tu n’as pas besoin d’auto-tune ou d’effets numériques. Tu as quelque chose de bien plus précieux : une voix authentique. »
Estelle et Delphine fixaient Héléna avec étonnement. « Tu chantes ? » demanda Delphine. « Pourquoi tu ne nous l’as jamais dit ? »
« Je chante juste… dans la salle de bain », répondit Héléna, embarrassée par l’attention.
« C’est décidé alors », conclut Min-ho avec un sourire encourageant. « Héléna chantera pendant notre performance. Sa voix guidera notre danse. »
« Quoi ? » s’écria Héléna, paniquée. « Je ne peux pas chanter devant tout le monde ! »
« Bien sûr que si », affirma Delphine en bondissant d’excitation. « Ce sera parfait ! Une fusion complète ! »
Même Estelle semblait séduite par l’idée. « On pourrait incorporer des éléments vocaux traditionnels coréens que Min-ho nous montrerait, mélangés avec des rythmes contemporains. » Ses doigts tapotaient déjà sur son iPad, recherchant des inspirations.
Héléna se sentait à la fois terrifiée et exaltée. Chanter en public ? C’était à la fois son rêve secret et sa plus grande peur.
L’après-midi même, ils se retrouvèrent dans l’auditorium du collège. L’espace était impressionnant – une véritable scène avec des projecteurs, des rideaux et une acoustique parfaite. Leurs pas résonnaient dans la salle vide alors qu’ils exploraient leur nouveau territoire.
« C’est comme être de vrais artistes », murmura Delphine avec révérence.
Ils commencèrent à répéter leur chorégraphie, adaptant les mouvements à ce nouvel espace plus vaste. Min-ho avait apporté plusieurs instruments traditionnels que son grand-père lui avait prêtés, créant une bande sonore unique qui mêlait sons ancestraux et rythmes modernes.
Puis vint le moment qu’Héléna redoutait. Min-ho s’arrêta au milieu d’un mouvement et lui fit signe d’approcher.
« Essaie de chanter pendant que nous dansons », suggéra-t-il. « N’importe quoi qui te vient naturellement. »
Héléna hésita, jetant un regard nerveux vers Estelle et Delphine qui l’encourageaient du regard.
« Je… je ne sais pas quoi chanter », avoua-t-elle.
« Ferme les yeux », conseilla Min-ho. « Écoute la musique que je vais jouer. Laisse-la te parler. »
Il commença à pincer les cordes d’un instrument qu’il avait appelé gayageum, produisant une mélodie à la fois mélancolique et apaisante. Héléna ferma les yeux, laissant les notes l’envelopper.
Sans qu’elle s’en rende compte, sa voix s’éleva, d’abord hésitante puis de plus en plus assurée. Elle ne chantait pas des paroles reconnaissables mais une suite de sons qui semblaient émaner directement de son âme, en parfaite harmonie avec la musique de Min-ho.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle découvrit Estelle, Delphine et même Mme Laurent (qui était entrée silencieusement dans l’auditorium) la regardant avec émerveillement.
« C’était… magnifique », souffla Delphine, pour une fois calme et presque révérencieuse.
« Je n’ai jamais rien entendu de tel », ajouta Estelle, son iPad oublié sur une chaise.
Héléna sentit une chaleur se répandre dans sa poitrine – non pas la satisfaction vaniteuse d’être admirée, mais quelque chose de plus profond, comme si une partie d’elle-même longtemps endormie venait de s’éveiller.
Mme Laurent s’approcha, les yeux brillants d’émotion. « C’est exactement ce dont je parlais, Héléna. Cette voix qui vient de l’intérieur, pas d’un appareil. As-tu réfléchi à ma proposition pour la chorale ? »
Avant qu’Héléna puisse répondre, une sensation glaciale envahit soudain l’auditorium. Les lumières vacillèrent brièvement, et elle sentit le bracelet rouge à son poignet se resserrer légèrement, comme pour la protéger.
« Qu’est-ce que c’était ? » demanda Delphine en frissonnant.
Mais Héléna savait. L’Éclat Virtuel était là, observant, écoutant. Mécontent, peut-être, de la voir s’éloigner de son influence.
« Probablement juste un problème électrique », suggéra Mme Laurent. « Cet auditorium est assez ancien. »
Ils reprirent leur répétition, mais Héléna sentait une présence invisible qui l’observait. Le bracelet de M. Kim la protégeait, mais pour combien de temps encore ?
Lorsqu’elle rentra chez elle ce soir-là, Héléna s’attendait à une confrontation avec L’Éclat Virtuel. Mais sa chambre resta silencieuse, vide de toute présence surnaturelle.
Elle s’assit sur son lit et sortit le carnet de Mme Laurent. Inspirée par l’expérience de l’après-midi, elle commença à noter des idées pour une chanson originale qu’elle pourrait intégrer à leur performance.
C’est alors que son vieux téléphone vibra. Un message d’un numéro inconnu s’afficha :
« Les dons gratuits ont toujours un prix, Héléna. N’oublie pas notre accord. Ta nouvelle ‘voix’ n’est qu’un écho de ce que je pourrais t’offrir. Retrouve-moi au parc demain soir, seule, si tu veux vraiment briller. »
Héléna fixa l’écran, son cœur battant la chamade. L’Éclat Virtuel avait trouvé un nouveau moyen de la contacter, malgré la protection du bracelet.
Elle jeta un coup d’œil à ce qu’elle venait d’écrire dans le carnet – des paroles authentiques, imparfaites mais sincères – puis au message menaçant sur son téléphone.
Un choix se dessinait clairement devant elle : continuer sur ce chemin de découverte personnelle avec ses amis et ses mentors, ou retourner vers la facilité trompeuse que lui promettait L’Éclat Virtuel.
Le concours n’était plus qu’à une semaine. Et Héléna savait que sa décision façonnerait non seulement sa performance, mais aussi la personne qu’elle choisirait de devenir.
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