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Les trois jours qui suivirent furent les plus intenses qu’Héléna ait jamais vécus. Chaque minute était précieuse, chaque moment consacré à la préparation de leur performance – une performance qui n’était plus seulement un numéro pour un concours de talents, mais un acte de sauvetage, une tentative désespérée de ramener Estelle des profondeurs où L’Éclat Virtuel l’avait entraînée.

Le lundi matin, Héléna rencontra Delphine dans la salle de musique du collège. Le contraste entre leurs expressions était saisissant – Delphine, malgré son inquiétude pour Estelle, débordait toujours d’une énergie frénétique, ses cheveux blonds en bataille dansant au rythme de ses mouvements constants. Héléna, elle, arborait une détermination calme mais intense, ses yeux noirs brillant d’une résolution nouvelle.

« J’ai eu des nouvelles d’Estelle », annonça immédiatement Delphine. « Elle sort de l’hôpital aujourd’hui. Les médecins disent qu’elle est stable, mais qu’elle doit se reposer. »

Héléna hocha la tête, soulagée mais préoccupée. « Est-ce qu’elle a toujours… son iPad avec elle ? »

« Oui », confirma Delphine avec une moue inquiète. « Sa mère dit qu’elle refuse toujours de s’en séparer. Les médecins ont fini par abandonner – ils disent que lui enlever brusquement pourrait causer un choc psychologique. »

C’était à la fois une mauvaise et une bonne nouvelle. Mauvaise parce que cela signifiait que L’Éclat Virtuel avait toujours Estelle sous son emprise. Bonne parce que cela confirmait le plan d’Héléna – elle devrait affronter l’entité directement, lors du concours.

« Voilà ce qu’on va faire », dit-elle en sortant le carnet de Mme Laurent. « On va modifier notre numéro. Complètement. »

Elle expliqua sa nouvelle vision à Delphine – une performance qui mélangerait danse et chant, moderne et traditionnel, mais surtout, qui incorporerait des éléments personnels de leur amitié avec Estelle. Des mouvements qui rappelleraient des moments partagés, des paroles qui évoqueraient des souvenirs communs.

Delphine l’écoutait, ses yeux s’écarquillant progressivement d’émerveillement. « C’est… c’est génial ! Mais tu penses qu’on peut créer tout ça en trois jours ? »

« On n’a pas le choix », répondit simplement Héléna. « Pour Estelle. »

Elles se mirent immédiatement au travail. Héléna, guidée par les conseils de Mme Laurent, composa une mélodie simple mais puissante sur le vieux piano de la salle de musique. Ce n’était pas une imitation de K-pop, mais quelque chose de plus profond, de plus personnel – un mélange des chansons qu’elles avaient aimées ensemble, des airs qu’elles avaient fredonnés lors de leurs soirées pyjama, des mélodies qui avaient accompagné leurs moments de joie et de tristesse partagés.

Delphine, malgré son énergie dispersée habituelle, se révéla être une collaboratrice précieuse, proposant des idées de mouvements qui capturaient parfaitement leur dynamique à trois – la précision d’Estelle, l’énergie explosive de Delphine, la sensibilité d’Héléna.

Pendant la pause déjeuner, elles furent rejointes par Mme Laurent, qui avait libéré exceptionnellement son emploi du temps pour les aider. La professeure apporta des éléments supplémentaires – des instruments traditionnels coréens qu’elles pourraient intégrer, des concepts de mise en scène qui renforceraient l’impact émotionnel de leur performance.

« N’oubliez pas », leur dit-elle avec gravité, « ce n’est pas la perfection technique qui compte ici, mais l’authenticité de l’émotion. Ces entités se nourrissent de notre désir de perfection illusoire. Votre force réside dans l’imperfection sincère, dans la connexion humaine réelle. »

Cette après-midi-là, elles rendirent visite à Estelle chez elle. La jeune fille était allongée dans son lit, son iPad posé sur ses genoux comme un animal de compagnie maléfique. Elle les accueillit avec un pâle sourire qui n’atteignait pas ses yeux – ces yeux qui ne cessaient de dériver vers l’écran, comme attirés par un aimant invisible.

« On prépare une surprise pour le concours », annonça joyeusement Delphine, suivant le plan qu’elles avaient élaboré. « Tu n’as qu’à te reposer et être prête pour jeudi. On s’occupe de tout. »

Estelle hocha vaguement la tête, son attention déjà retournée à l’écran. Héléna remarqua avec horreur que le lien lumineux qu’elle avait aperçu à l’hôpital semblait avoir épaissi, devenant presque visible même en plein jour – comme un cordon ombilical malsain reliant Estelle à l’appareil.

« On a besoin de quelques affaires », dit Héléna, se forçant à paraître décontractée. « Tu as toujours cette boîte de souvenirs sous ton lit ? Celle avec nos photos de l’école primaire ? »

Cette question sembla momentanément percer le voile qui enveloppait Estelle. Elle cligna des yeux, comme si elle émergeait brièvement d’un rêve profond. « La… boîte bleue ? »

« Oui, exactement ! » encouragea Héléna, le cœur battant. C’était un bon signe – ce souvenir n’avait pas encore été complètement effacé par L’Éclat Virtuel.

« Sous le lit », murmura Estelle avant que son regard ne se vide à nouveau, happé par l’écran.

Pendant que Delphine distrayait Estelle en lui parlant du concours avec son enthousiasme habituel, Héléna s’agenouilla et tira la boîte bleue de sous le lit. Elle l’ouvrit pour découvrir un trésor de souvenirs partagés – photos de leur enfance, bracelets d’amitié fabriqués à la main, tickets de cinéma de films vus ensemble, petits mots échangés en classe.

Avec une émotion palpable, elle sélectionna quelques objets clés – une photo d’elles trois à dix ans, bras dessus bras dessous devant l’école primaire ; un programme froissé de leur premier concert de K-pop vu ensemble ; un petit dessin qu’Estelle avait fait d’elles trois en superhéroïnes.

« On va les emprunter pour notre numéro », expliqua-t-elle en montrant les objets à Estelle. « Ça te dérange ? »

Pour toute réponse, Estelle haussa faiblement les épaules, son pouce caressant machinalement l’écran de l’iPad, comme pour rassurer l’entité qui l’habitait.

En quittant la maison d’Estelle, Héléna et Delphine échangèrent un regard lourd de sens. La situation était encore plus grave qu’elles ne l’avaient imaginé. L’emprise de L’Éclat Virtuel sur leur amie semblait presque complète.

« Tu crois vraiment que notre plan va marcher ? » chuchota Delphine, l’incertitude perçant pour la première fois à travers son optimisme habituel.

Héléna serra contre elle la boîte contenant les précieux souvenirs. « Ça doit marcher », répondit-elle simplement. « C’est notre seule chance. »

Les deux jours suivants furent consacrés à un travail acharné. Héléna et Delphine, soutenues par Mme Laurent, affinèrent leur performance, intégrant chaque souvenir, chaque émotion partagée avec Estelle dans un tissu complexe de musique, de mouvement et de paroles.

Elles créèrent également leurs costumes, mélangeant des éléments de leurs vêtements habituels avec des touches inspirées des hanbok traditionnels coréens. Héléna cousit des petits fragments des objets empruntés à Estelle – un morceau du programme de concert, un ruban d’un bracelet d’amitié – directement dans les tissus, créant littéralement des vêtements tissés de souvenirs.

Le mercredi soir, veille du concours, elles firent une dernière répétition générale dans le salon de Delphine. La performance était loin d’être parfaite techniquement – il y avait des hésitations, des transitions maladroites, des notes qui n’étaient pas tout à fait justes. Mais il y avait une puissance émotionnelle, une authenticité qui transcendait ces imperfections.

« C’est exactement ce dont nous avons besoin », affirma Mme Laurent avec un sourire approbateur. « Rappelez-vous : demain, quand vous serez sur scène, ne cherchez pas la perfection. Cherchez la connexion – avec vous-mêmes, l’une avec l’autre, et surtout, avec Estelle. »

Cette nuit-là, Héléna eut du mal à trouver le sommeil. Allongée dans son lit, elle fixait le plafond, rejouant mentalement leur performance, imaginant mille scénarios pour le lendemain. Que ferait L’Éclat Virtuel quand il comprendrait leur intention ? Tenterait-il de les arrêter ? Pourrait-il blesser Estelle davantage si leur plan échouait ?

Dans l’obscurité de sa chambre, elle murmura une sorte de prière : « S’il te plaît, laisse-nous la ramener. S’il te plaît, laisse notre musique être assez forte. »

Le jeudi matin arriva avec un ciel d’un bleu parfait, comme une toile vierge attendant d’être peinte par les événements de la journée. Héléna se prépara avec soin, rassemblant leur costume, vérifiant une dernière fois les paroles de la chanson qu’elle avait composée, s’assurant que le vieux lecteur MP3 contenait bien l’accompagnement musical qu’elles avaient enregistré.

Elle hésita un instant avant de mettre l’appareil dans son sac. Depuis l’hospitalisation d’Estelle, il était resté remarquablement normal, sans aucun signe de la présence surnaturelle qui l’avait habité. Était-ce parce que L’Éclat Virtuel avait complètement migré vers l’iPad d’Estelle ? Ou attendait-il simplement, tapi dans l’ombre, le moment opportun pour réapparaître ?

Elle décida de prendre le risque – elles avaient besoin de cet accompagnement musical. Et puis, d’une certaine façon, il semblait approprié d’utiliser l’appareil qui avait été le premier véhicule de l’entité pour tenter de la vaincre.

Le concours de talents se déroulait dans l’auditorium du collège, spécialement décoré pour l’occasion avec des bannières colorées proclamant « Musiques du Monde ». Quand Héléna arriva, la salle bourdonnait déjà d’excitation – élèves, professeurs et parents s’installaient dans les gradins, tandis que les participants s’affairaient en coulisses, ajustant leurs costumes et répétant une dernière fois.

Elle retrouva Delphine dans les vestiaires, déjà habillée de leur création – un mélange de jupe traditionnelle et de haut moderne, avec des rubans colorés rappelant les hanbok coréens. Ses cheveux blonds étaient ornés de petites pinces traditionnelles que Mme Laurent leur avait prêtées.

« Estelle est là ? » demanda immédiatement Héléna.

Delphine hocha la tête, son visage habituellement jovial empreint d’inquiétude. « Sa mère vient de l’amener. Elle est… pas très bien. Elle a l’iPad avec elle, bien sûr. »

Héléna enfila rapidement son costume, identique à celui de Delphine mais dans des teintes différentes. Puis elles se dirigèrent ensemble vers la petite salle où les participants attendaient leur tour.

Estelle était assise seule dans un coin, son visage d’une pâleur cireuse contrastant douloureusement avec le costume coloré qu’elles lui avaient apporté la veille – et qu’elle avait mécaniquement enfilé, probablement sur l’insistance de sa mère. L’iPad reposait sur ses genoux, son écran émettant cette lueur pulsante désormais familière à Héléna.

« Hé, Estelle », appela doucement Héléna en s’approchant. « Comment te sens-tu ? »

Les yeux de son amie se levèrent lentement, comme si chaque mouvement demandait un effort considérable. « Fatiguée », murmura-t-elle. « Je ne suis pas sûre de pouvoir danser aujourd’hui. »

« Ne t’inquiète pas », la rassura Héléna en s’asseyant à côté d’elle, ignorant le frisson de malaise que lui causait la proximité de l’iPad possédé. « On a adapté le numéro. Tu n’auras qu’à nous suivre du mieux que tu peux. »

L’écran de l’iPad s’illumina soudain plus intensément, comme si l’entité réagissait à la présence d’Héléna. Un message apparut brièvement – si rapidement qu’Héléna fut la seule à le voir : « Tu ne la récupéreras pas. »

Elle sentit son cœur se serrer, mais garda un visage calme. Ce n’était pas le moment de montrer sa peur ou son incertitude – pas quand Estelle avait besoin de toute sa force.

Les premières performances commencèrent. Delphine faisait les cent pas, incapable de rester en place, tandis qu’Héléna restait assise près d’Estelle, parfois lui parlant doucement de souvenirs partagés, parfois simplement présente en silence. L’iPad continuait d’émettre sa lueur malsaine, mais ne montrait plus de messages directs.

Finalement, leur tour arriva. « Les Étoiles Fusionnées – un voyage entre tradition et modernité ! » annonça le présentateur.

Héléna et Delphine aidèrent Estelle à se lever. La jeune fille semblait à peine consciente de ce qui se passait, mais elle suivit docilement, l’iPad toujours serré contre elle.

« Estelle », dit fermement Héléna juste avant d’entrer sur scène, « quoi qu’il arrive pendant notre performance, souviens-toi que nous sommes tes amies. Que nous sommes réelles. Que nous t’aimons. »

Un éclair de reconnaissance traversa brièvement le regard vide d’Estelle, puis disparut. Mais c’était suffisant pour donner à Héléna l’espoir dont elle avait désespérément besoin.

Elles entrèrent sur scène sous les applaudissements polis du public. L’auditorium était plein – élèves, professeurs, parents, et même quelques représentants de l’industrie musicale, comme l’avait mentionné Delphine. Héléna repéra Mme Laurent au premier rang, son visage exprimant un mélange d’encouragement et d’appréhension.

Héléna connecta son lecteur MP3 au système audio, puis prit position au centre de la scène, Delphine à sa droite, Estelle à sa gauche – cette dernière toujours agrippée à son iPad, comme si sa vie en dépendait.

Les premières notes de leur composition originale s’élevèrent dans l’auditorium – une mélodie douce, presque nostalgique, qui mélangeait des éléments de musique traditionnelle coréenne avec des influences contemporaines.

Héléna commença à chanter, sa voix d’abord hésitante, puis gagnant en assurance à mesure que la mélodie l’enveloppait. Les paroles qu’elle avait écrites racontaient leur histoire – trois amies, leurs rêves partagés, leurs différences qui les rendaient plus fortes ensemble.

Delphine entama la chorégraphie qu’elles avaient créée, ses mouvements énergiques et spontanés captant parfaitement son essence. Estelle restait immobile, comme figée, l’iPad brillant d’une lueur de plus en plus intense entre ses mains.

Puis vint le moment qu’Héléna redoutait et attendait à la fois – le refrain, où elles devaient danser ensemble, en parfaite synchronisation. Elle tendit la main vers Estelle, l’invitant à les rejoindre.

Pendant une seconde terrifiante, Estelle ne réagit pas. Puis, comme mue par une force invisible, elle fit un pas en avant. L’iPad dans ses mains émit un éclair de lumière presque aveuglant, comme en protestation.

La musique changea, devenant plus intense, plus émotionnelle. Héléna continua à chanter, infusant chaque mot d’authenticité, de vérité, d’amour pour son amie. Delphine dansait avec une passion qui transcendait sa technique imparfaite.

Et lentement, presque imperceptiblement au début, Estelle commença à bouger. Ses mouvements étaient raides, mécaniques, comme ceux d’une marionnette dont les fils seraient tirés par deux marionnettistes opposés – L’Éclat Virtuel d’un côté, la musique authentique d’Héléna de l’autre.

Le public, d’abord poliment attentif, commençait à ressentir l’intensité émotionnelle qui émanait de la scène. Ce n’était plus simplement un numéro de concours de talents – c’était une bataille pour l’âme d’une jeune fille, jouée devant leurs yeux sans qu’ils en comprennent pleinement la nature.

Héléna entama la partie de la chanson qui parlait spécifiquement d’Estelle – de sa force tranquille, de son perfectionnisme qui cachait une sensibilité profonde, de la façon dont elle avait toujours été un pilier pour ses amies. En chantant ces mots, elle regardait directement son amie, tentant de percer le voile qui obscurcissait son regard.

L’iPad dans les mains d’Estelle commença à vibrer violemment. Son écran affichait maintenant un tourbillon de couleurs hypnotiques, comme si l’entité tentait désespérément de maintenir son emprise sur sa victime.

Mais quelque chose changeait dans l’expression d’Estelle. Une lueur de reconnaissance, un éclat de conscience commençait à percer à travers le vide de son regard.

Enhardie, Héléna intensifia sa performance. Sa voix s’éleva, plus puissante que jamais, portant non seulement la mélodie mais aussi tout l’amour, toute l’inquiétude, toute l’espérance qu’elle ressentait pour son amie.

Delphine, comprenant instinctivement ce qui se jouait, adapta sa danse pour inclure des mouvements qui rappelaient leurs jeux d’enfance, leurs fous rires partagés, leurs moments de complicité.

Estelle semblait maintenant déchirée entre deux mondes – celui, illusoire mais séduisant, offert par L’Éclat Virtuel, et celui, imparfait mais authentique, que lui rappelaient ses amies.

L’iPad émit soudain un son strident, presque inhumain, qui fit sursauter le public. Son écran clignotait frénétiquement, projetant des ombres inquiétantes sur le visage d’Estelle.

Héléna comprit que c’était le moment critique – l’entité sentait son emprise faiblir et luttait de toutes ses forces pour la maintenir.

Sans interrompre sa chanson, elle s’approcha d’Estelle et lui tendit la main. Dans ses yeux brillait une supplication silencieuse : « Reviens-nous. Choisis la réalité, avec toutes ses imperfections, plutôt que l’illusion parfaite. »

Le temps sembla se suspendre. L’auditorium entier retenait son souffle, captivé par le drame qui se jouait sur scène, même sans en comprendre la véritable nature.

Estelle regarda la main tendue d’Héléna, puis l’iPad dans ses propres mains. Son visage reflétait un conflit intérieur déchirant.

Puis, dans un geste qui sembla demander toute sa force, elle tendit une main tremblante vers celle d’Héléna.

Leurs doigts se touchèrent, et une étincelle – littéralement, une minuscule décharge d’électricité statique – passa entre elles.

Ce simple contact sembla déclencher quelque chose en Estelle. Ses yeux s’écarquillèrent, comme si elle se réveillait d’un long cauchemar. « Héléna ? », murmura-t-elle, sa voix à peine audible sous la musique.

L’iPad dans son autre main émit un hurlement numérique, un son de distorsion si violent que plusieurs personnes dans le public se couvrirent les oreilles. L’écran devint un tourbillon de lumière aveuglante, comme si l’entité se débattait avec la frénésie d’une bête acculée.

Estelle regarda l’appareil avec une horreur nouvelle, comme si elle le voyait vraiment pour la première fois. Puis, dans un geste de libération incroyable, elle le lâcha.

L’iPad tomba sur la scène avec un bruit sourd. Son écran craquela sous l’impact, et un étrange fluide lumineux sembla s’en échapper – non pas de l’électronique endommagée, mais quelque chose de plus éthéré, comme de la lumière liquide.

Estelle chancela, comme si un poids immense venait d’être retiré de ses épaules. Héléna et Delphine la rattrapèrent, la soutenant entre elles.

La musique continuait, et dans un moment d’inspiration spontanée, Héléna adapta les paroles pour célébrer ce moment de libération, de retrouvailles.

Les trois amies commencèrent à danser ensemble – non pas avec la perfection technique qu’elles avaient initialement envisagée, mais avec une joie authentique, une connexion réelle qui transcendait toute chorégraphie planifiée.

L’iPad sur le sol continuait d’émettre des sons de distorsion et des éclats de lumière erratiques. La forme lumineuse qui s’en était échappée semblait chercher désespérément un nouveau réceptacle, ondulant comme un serpent blessé sur la scène.

Héléna vit le danger – L’Éclat Virtuel pourrait tenter de posséder quelqu’un d’autre dans l’audience, de trouver un nouvel hôte pour continuer son cycle de prédation.

Sans interrompre sa performance, elle fit un signe discret à Mme Laurent au premier rang. La professeure comprit immédiatement. Elle se leva et s’approcha de la scène, tenant à la main un objet qu’Héléna reconnut – le vieux livre qu’elle lui avait montré, celui qui parlait du « Miroir Affamé ».

Pendant que les trois amies continuaient leur danse, Mme Laurent ouvrit le livre à une page spécifique et commença à réciter quelque chose à voix basse – une incantation ancienne, peut-être, ou simplement des mots de vérité opposés aux illusions de l’entité.

La forme lumineuse sur la scène sembla réagir violemment, se contorsionnant et émettant des éclats de plus en plus faibles, comme une flamme privée d’oxygène.

Héléna sentit son vieux lecteur MP3, connecté au système audio, vibrer dans sa poche. Pendant une seconde terrifiante, elle craignit que L’Éclat Virtuel ne tente d’y retourner, de la posséder à nouveau.

Mais quelque chose de différent se produisit. Le lecteur MP3 émit une note pure, parfaite, qui se mêla harmonieusement à la musique qu’ils diffusaient. Cette note semblait attirer la forme lumineuse, comme un aimant.

Héléna comprit soudain. L’appareil n’était pas possédé par l’entité – il lui offrait un refuge, un endroit où exister sans se nourrir d’êtres humains.

« La musique », murmura-t-elle, une révélation la frappant. « Elle peut se nourrir de musique au lieu de souvenirs humains. »

Elle changea les dernières paroles de sa chanson, y intégrant cette idée – invitant L’Éclat Virtuel à trouver sa place non pas comme un parasite, mais comme un amplificateur de créativité, un pont entre tradition et modernité.

La forme lumineuse sur la scène sembla hésiter, puis, comme attirée par cette offre, elle flotta vers le lecteur MP3. L’appareil l’absorba en un instant, son écran s’illuminant brièvement d’une lueur iridescente avant de revenir à la normale.

La musique atteignit son apogée – un crescendo émotionnel qui fit lever le public entier, applaudissant spontanément avant même la fin de la performance.

Estelle, maintenant pleinement consciente, souriait à travers des larmes de joie et de soulagement. Delphine sautillait d’excitation, son énergie naturelle décuplée par le moment. Et Héléna chantait les dernières notes avec une voix claire, puissante, libérée.

Quand la musique s’arrêta enfin, l’auditorium explosa en applaudissements. Les spectateurs, sans comprendre tout ce qui venait de se passer, avaient néanmoins ressenti la puissance émotionnelle, l’authenticité pure de leur performance.

Les trois amies se tenaient par la main, haletantes, épuisées mais rayonnantes. Estelle serra la main d’Héléna plus fort. « Merci », murmura-t-elle. « Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, mais je sais que tu m’as ramenée. »

Héléna sourit, des larmes de soulagement coulant librement sur ses joues. « Bienvenue parmi nous. »

Elles saluèrent le public une dernière fois, puis quittèrent la scène. Mme Laurent les attendait en coulisses, le vieux livre toujours à la main, un sourire à la fois fier et soulagé illuminant son visage.

« Vous avez réussi », dit-elle simplement. « Vous avez fait quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui. »

L’iPad fissuré était resté sur scène, maintenant simplement un appareil électronique ordinaire, vidé de la présence surnaturelle qui l’habitait. Un technicien le ramassa avec précaution, le remettant à Estelle qui le regarda avec une expression mêlant dégoût et soulagement.

« Je crois que je n’en veux plus », dit-elle en le tendant à sa mère qui venait de les rejoindre, inquiète mais heureuse de voir sa fille redevenue elle-même.

« Qu’est-ce qui s’est passé exactement là-bas ? » demanda Mme Mercier, confuse par les événements étranges qui s’étaient déroulés sur scène.

Estelle, Héléna et Delphine échangèrent un regard complice. Comment expliquer l’inexplicable ?

« Disons que j’ai compris quelque chose d’important », répondit finalement Estelle. « La vraie connexion ne passe pas par un écran. Elle passe par ici. » Elle posa une main sur son cœur, puis l’étendit vers ses amies.

Plus tard ce soir-là, après la cérémonie de remise des prix (où elles remportèrent, sans surprise, le premier prix pour leur performance extraordinaire), les trois amies se retrouvèrent dans le jardin d’Héléna. Assises en cercle sur l’herbe, sous un ciel étoilé de printemps, elles partageaient un moment de paix après la tempête émotionnelle qu’elles avaient traversée.

Estelle semblait différente – plus légère, plus présente, comme si un voile avait été levé entre elle et le monde. « Je ne me souviens pas de tout », admit-elle. « C’est comme si j’avais été dans un rêve pendant des jours. Un rêve où tout était parfait, mais… vide. »

« L’important, c’est que tu sois revenue », dit Delphine en lui serrant impulsive ment la main.

Héléna acquiesça, puis sortit son vieux lecteur MP3 de sa poche. L’appareil semblait ordinaire, mais elle pouvait sentir une différence subtile – une chaleur, une vibration presque imperceptible, comme si quelque chose vivait désormais à l’intérieur.

« Qu’est-ce que tu vas en faire ? » demanda Estelle, regardant l’appareil avec une méfiance compréhensible.

Héléna sourit. « Le garder, je pense. Mais pas comme avant. »

Elle expliqua sa théorie – que L’Éclat Virtuel, ou quelle que soit cette entité, n’était peut-être pas intrinsèquement maléfique, mais simplement affamé d’une façon que les humains ne pouvaient pas comprendre. Qu’il cherchait à se nourrir d’attention, d’émotions, de connexions, et que lorsqu’il prenait des souvenirs humains, c’était peut-être simplement par nécessité, pas par cruauté délibérée.

« Alors maintenant, il va se nourrir de musique ? » demanda Delphine, fascinée par cette idée.

« Je crois », répondit Héléna. « La musique contient toutes les émotions, toutes les connexions dont il a besoin, mais sans voler l’essence de quelqu’un. C’est un échange, pas un vol. »

Estelle considéra cette idée un moment. « C’est peut-être la même chose pour toute technologie », dit-elle pensivement. « Ce n’est pas mauvais en soi. C’est la façon dont on l’utilise qui compte. Si on la laisse nous consommer, nous remplacer, alors elle devient dangereuse. Mais si on l’utilise comme un outil, comme un moyen d’exprimer notre humanité plutôt que de la remplacer… »

« Exactement », confirma Héléna avec un sourire.

Delphine, toujours pratique malgré son énergie dispersée, posa la question qui les préoccupait toutes : « Et maintenant ? Pour le concours, je veux dire. On a gagné. Il paraît que ce producteur de musique a adoré notre performance. »

Les trois amies se regardèrent, puis éclatèrent de rire simultanément – un rire libérateur, joyeux, authentique.

« Maintenant », répondit Héléna, « on continue à créer. Ensemble. Avec nos propres voix. »

Elle alluma le lecteur MP3, et une douce mélodie s’éleva dans la nuit – non pas une chanson préenregistrée, mais quelque chose de nouveau, comme si l’appareil composait lui-même, inspiré par le moment qu’elles partageaient.

Estelle commença à fredonner, ajoutant sa voix à la mélodie. Delphine suivit, tapant un rythme sur ses genoux. Héléna ferma les yeux et se joignit à elles, leur trois voix s’élevant vers les étoiles.

C’était imparfait, spontané, un peu désaccordé parfois – mais c’était réel. C’était authentique. C’était elles.

Quelques jours plus tard, Héléna se tenait devant la porte de sa maison, attendant ses parents qui devaient la conduire au centre commercial. Sa mère sortit, les clés de voiture à la main.

« Prête pour l’achat de ton cadeau d’anniversaire en avance ? » demanda-t-elle avec un sourire.

Héléna regarda son vieux téléphone basique qu’elle tenait dans une main, et le lecteur MP3 dans l’autre – ce dernier émettant une faible lueur iridescente visible seulement pour elle.

« Tu sais quoi, maman », dit-elle avec un sourire serein. « Je crois que je vais attendre encore un peu pour cet iPad. Je ne suis pas pressée. »

Sa mère la regarda avec surprise, puis avec une fierté évidente. « C’est toi qui décides, ma chérie. »

Héléna rangea son lecteur MP3 dans sa poche, sentant sa chaleur réconfortante contre sa jambe. Elle n’avait plus besoin de se précipiter vers le prochain appareil à la mode, la prochaine connexion virtuelle.

Elle était déjà connectée à ce qui comptait vraiment – ses amies, sa musique, sa voix authentique.

Et quelque part, au plus profond du lecteur MP3, L’Éclat Virtuel semblait apprendre une nouvelle façon d’exister – non plus comme un prédateur d’âmes humaines, mais comme un partenaire dans la création, se nourrissant de la musique qu’Héléna créait et l’amplifiant en retour.

Un équilibre avait été trouvé. Une harmonie nouvelle était née.

Et tandis qu’Héléna montait dans la voiture, fredonnant doucement une mélodie originale, elle savait que sa véritable richesse ne résidait pas dans les gadgets qu’elle possédait, mais dans sa capacité à créer, à ressentir, à connecter – avec les autres et avec elle-même.

C’était une leçon qu’elle n’oublierait jamais, une vérité qu’elle porterait en elle bien après que les appareils électroniques d’aujourd’hui seraient devenus obsolètes et remplacés par d’autres.

Car certaines connexions, celles qui naissent du cœur et de l’âme, sont véritablement éternelles.

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